Entre saudade et no future

Au Portugal, il n’y pas que la morue qui soit salée. La douloureuse aussi, surtout depuis que le pays a accepté les milliards de la Troïka en échange d’une mise à sac de sa législation sociale. Passé le temps du groggy, le peuple du fado n’en finit pas d’entonner ses colères.

« Un tiers [de la population] doit mourir. Ce n’est pas que nous ayons quelque plaisir à les tuer, mais, à vrai dire, il n’y a pas d’alternative. Si on n’en finit pas avec eux, ils finissent par nous entraîner avec eux vers le fond. Et de fait, on ne va pas les tuer vraiment, c’est-à-dire tuer comme le faisaient les nazis. […] C’est eux qui vont mourir. Il suffit que la mortalité augmente un peu plus que dans les autres groupes. Et les statistiques le montrent déjà. » C’est ainsi que l’ancien journaliste José Vítor Malheiros débute sa chronique dans le quotidien portugais Público ce 11 septembre 20121. Une chronique cynique et clinique dans laquelle il expertise le traitement de choc imposé à son pays par son gouvernement et la sinistre Troïka2.

Joint par CQFD, il résume : « On nous dit : il y aura des gens qui auront droit à la vie et à la démocratie, mais d’autres non. Ceux-là, ces gens inutiles, sont des parasites qui nous tirent vers le bas. Ceux-là, ils n’auront pas droit à la santé, à l’éducation, aux transports. Il faut les abandonner. On doit attendre qu’ils meurent. » Le « ils », Vítor Malheiros les énumère dans son papier, ce sont « les analphabètes, les chômeurs de longue durée, les malades chroniques, les retraités pauvres […], les SDF, les mendiants et les gitans ». « Le Portugal compte actuellement 1,5 million de chômeurs sur une population de 10 millions d’habitants. On sait que le chômage est un pari utile pour faire baisser le coût du travail et augmenter les bénéfices patronaux. On a longtemps considéré le néolibéralisme comme une seule école économique, on découvre aujourd’hui qu’une partie de son programme implique une perte des droits sociaux et politiques d’une fraction de la population considérée comme surnuméraire. C’est ce manque d’humanité-là, ce noyau eugénique du capitalisme, commun au nazisme et à d’autres théories suprématistes, qui est à l’œuvre en ce moment au Portugal. »

12 Mars 2011 : un raz-de-marée humain se déverse dans les principales villes portugaises. Ils sont près de 200 000 à Lisbonne, 80 000 à Porto, à crier leur mécontentement face à cette austérité promue comme seul horizon politique. « On a compté 500 000 personnes dans les rues ce jour-là, confie une proche du Movimento 12 de Março (M12M), né de cette mobilisation. Les manifestations rassemblaient largement, au-delà des clivages politiques, avec des vieux, des familles. C’était des manifestations pacifiques et apartidaires, porteuses d’un réel esprit révolutionnaire.  » Ils étaient plethora, les motifs de contestation : baisse des salaires, augmentation de la TVA, flambée du prix des transports publics et de l’énergie, doublement du prix des consultations médicales, etc. Un panel d’attaques tous azimuts qui prend le peuple portugais à la gorge et dézingue un à un les derniers attributs d’un État social déjà bien malingre3.

Composante du M12M, la fameuse « geração a rasca ». Génération à la traîne. Génération fauchée. Génération à l’avenir en cul de basse fosse : un tiers des moins de 25 ans pointent déjà au chômedu. D’où une recrudescence sans équivalent des candidats à l’exil : les jeunes constitueront le gros de la troupe des quelques 150 000 Portugais quittant leur pays courant 2011 pour chercher du boulot ailleurs, principalement en France, au Venezuela ou au Brésil4. Une fuite tellement massive que nombre d’analystes parlent d’inversement de flux migratoires.

Magda, franco-portugaise en CDD dans une ONG consacrée aux femmes, témoigne : « J’ai de plus en plus de mal à finir le mois et pourtant je gagne plus que le salaire moyen. Je dois souvent recourir à l’aide de mes parents pour payer par exemple l’assurance de ma voiture ou faire face à des dépenses de santé. Je suis très inquiète. Si je me retrouve au chômage en janvier, j’aurai beaucoup de mal à boucler mes mois et devrais, si cela perdure, commencer sérieusement à penser à émigrer, ce que je ne veux pas. » Conséquence des mobilisations : le Premier ministre José Socrates (socialiste) démissionne le 23 mars 2011 suite au rejet de son quatrième plan d’austérité. Socrates pensait que son pays avait les reins suffisamment solides pour rétablir ses comptes publics et était contre une intervention de la troïka. Ce qui ne sera pas le cas de son successeur : Pedro Passos Coelho, porté au pouvoir par une coalition entre les conservateurs parti social-démocrate et parti populaire. « Avec eux, résume Magda, le chantage financier sur notre dette souveraine a augmenté. En juin 2011, la troïka intervient par le biais d’un prêt de 78 milliards d’euros. Les mesures d’austérité vont considérablement augmenter, et la vitesse de leur application aussi. »

Début septembre 2012, Passos Coelho lance une énième attaque contre le code du travail prévoyant une augmentation des charges salariales au profit du patronat. Le 15 septembre, la mobilisation atteint un niveau jamais vu depuis la révolution des œillets. Magda : « Un million de personnes sont sorties dans la rue avec comme slogan “Que la troïka aille se faire voir ! Nous voulons nos vies”. Cette manifestation a eu une dimension ibérique et augmenté la visibilité du Portugal. Il est de plus en plus clair, au niveau européen et international, qu’après la Grèce, nous sommes le deuxième pays de l’Union européenne le plus atteint par cette crise. »

Moins bouillonnant que son voisin espagnol, le peuple portugais doit faire avec l’héritage de quasiment cinquante ans de dictature. Un long épisode durant lequel Salazar a tenté de façonner son peuple selon les trois « f » : football, fado et [Vierge de] Fatima. Divertissement, nostalgie et catholicisme. Au final, une population plutôt portée sur la douceur relationnelle que l’érection de barricades dans ses rues. « Il est vrai que la contestation au Portugal n’a jamais acquis l’ampleur qu’elle a eue en Grèce ou en Espagne par exemple, explique Magda. Cela tient à plusieurs raisons historiques et culturelles, mais aussi à une certaine fragilité des mouvements sociaux, les difficiles conditions de vie tendant à refréner la contestation, ainsi qu’à l’agressivité du discours hégémonique sur l’inévitabilité des mesures. Cependant, depuis le 15 septembre, cela a changé. Les Portugais et Portugaises ont atteint leur limite de tolérance. »

« La dictature a laissé un héritage de peur. Mais là, on arrive à une limite, corrobore José Vítor Malheiros. La révolte est présente, même si elle ne se manifeste pas de façon très visible. Les Portugais sont prêts à supporter avec une patience paysanne un certain nombre de difficultés, mais ils n’en conservent pas moins un sens de la justice commun à tous les peuples. » Et des idées aussi, majoritairement portées par des collectifs déconnectés de tout parti politique ou syndicat. D’un côté, ce sont les “Précaires inflexibles” qui dénoncent les situations illégales d’exploitation, élaborent assistance juridique et campagnes d’agit-prop sur le thème de la précarité ; de l’autre c’est la Plateforme du 15 Octobre qui œuvre pour un audit des comptes publics et une suspension du remboursement de la dette. Ailleurs, ce sont les militants du M12M qui veulent mettre sur pied une académie citoyenne, l’idée étant de réussir à transformer la puissance de la rue en quelque chose de constructif, de fournir aux gens les outils intellectuels pour penser la lutte politique. Cette académie comprendrait quatre pôles : activisme, médias indépendants, action culturelle et enfin, miroir inversé des structures dominantes, un think tank ouvert aux activistes du monde entier. Ambitieuse projection qui témoigne du fait que les échines courbées par le fatalisme ont amorcé un sain retour vers la verticale.


1 Disponible en français ici : http://www.courrierinternational.co....

2 Soit l’alliance des Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international.

3 À titre d’exemple, en 2011, le salaire minimum portugais était de 566 euros, contre 748 euros pour l’Espagne et 863 euros pour la Grèce. Source : http://www.inegalites.fr/spip.php?a....

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Paru dans CQFD n°105 (novembre 2012)
Par Sébastien Navarro
Mis en ligne le 04.01.2013