Désert vert au Paraguay

El Condor (no) pasa

Dans son documentaire De la guerre froide à la guerre verte, qui sort ce 28 mars, Anna Recalde Miranda retourne dans le pays d’origine de son père et mène un travail d’enquête minutieux et sensible. Elle tisse des liens entre l’opération Condor et la catastrophe écologique actuelle au Paraguay.

Sur l’écran défilent les paysages d’un désert vert : les terres cultivables du Paraguay sont recouvertes à 96 % de soja. À ce titre, la région englobant le pays et les terres avoisinantes a été rebaptisée « République du soja ». La cinéaste, elle, préfère employer les termes de « monde de ténèbres ». Son film De la guerre froide à la guerre verte raconte la genèse de cet enfer.

L’air est brumeux, rendu irrespirable par les incendies. Des chevaux se roulent dans les eaux basses du fleuve Paraguay en partie asséché. « Mon cœur me fait mal », lance Madame Damania à la caméra. Cette vieille femme autochtone fait partie d’une communauté en lutte depuis vingt ans, dont les membres ont été arrachés à leur territoire et forcés de s’installer au bord d’une autoroute. Ils y vivent dans des cabanons de misère. Neuf d’entre eux ont été assassinés1. « “Un autre monde est possible”, disions-nous. Maintenant, le slogan est plutôt “une autre fin du monde est possible” », murmure la cinéaste dans une voix off qui nous accompagne tout au long du film. « Ce sarcasme ne réconforte qu’une seconde et laisse ensuite une tristesse âpre, assourdissante, solitaire », poursuit-elle. Alors, pour dépasser cette émotion, elle mène l’enquête.

Remontant le temps, elle trouve les racines de la catastrophe actuelle dans l’opération Condor lancée en 1975. Cette organisation répressive transnationale, dirigée par les régimes militaires des dictatures sud-américaines avec le soutien des États-Unis, visait à éliminer les « éléments subversifs » dans plusieurs pays d’Amérique latine. Et parmi les alliés qui accompagnent la cinéaste (amis, militants, chercheurs), il y a un vieux monsieur à l’œil bien affûté : Martin Almada. Avocat et défenseur des droits de l’homme, il a découvert les archives de la Terreur en 1992, prouvant l’existence de l’opération Condor qui était niée jusqu’alors, et dont il avait lui-même été victime. La réalisatrice compile les recherches de ses comparses et montre que la terre est toujours aux mains de familles liées aux gouvernements dictatoriaux ; que l’héritage de la chasse aux militants communistes d’alors imprègne la répression des écolos d’aujourd’hui ; et que des anciens financiers de l’opération Condor arrosent des campagnes climato-sceptiques et font pression en faveur de l’agro-industrie.

« J’aurais préféré une fin heureuse », dit la réalisatrice. C’est vrai que le film n’est pas rigolo et qu’on en sort atterré. Mais c’est la preuve qu’il tape juste et fort. Et que l’acharnement d’Anna Recalde Miranda et des autres acteurs de cette histoire n’est pas vain. Disséquer les séquelles du passé, s’attacher aux faits, c’est déjà ouvrir une brèche vers l’émancipation.

Pauline Laplace

1 Depuis 2012, plus de 1 500 écologistes et ­défenseurs de la terre ont été assassinés en Amérique latine.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire

Cet article a été publié dans

CQFD n°239 (mars 2025)

Dans ce numéro, un dossier « Vive l’immigration ! » qui donne la parole à des partisan·es de la liberté de circulation, exilé·es comme accueillant·es. Parce que dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, à l’heure où les fascistes et les xénophobes ont le vent en poupe, il ne suffit pas de dénoncer leurs valeurs et leurs idées, il faut aussi faire valoir les nôtres. Hors dossier, on s’intéresse aux mobilisations du secteur de la culture contre l’asphyxie financière et aux manifestations de la jeunesse de Serbie contre la corruption.

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don