Guedro et préjugés

Drogue à Marseille : une salle, deux ambiances

Une salle de consommation de drogue à moindres risques doit ouvrir l’année prochaine à Marseille. Projet annoncé de longue date par l’équipe municipale, soutenu par les professionnels en addictologie, il réveille néanmoins l’hostilité de certain·es riverain·es. Reportage.
Une illustration de Georgette

« Non à la drogue  ». Un graffiti sibyllin, aux lettres mal tracées, orne la porte du 110 boulevard de la Libération. Depuis la mi-octobre, et l’annonce par Marsactu de l’ouverture prochaine d’une salle de consommation de drogue à moindres risques (ou Halte soin addiction, HSA) à cette adresse, l’ambiance dans ce quartier du centre-ville de Marseille est loin d’être apaisée. Un bruyant groupe d’opposants enchaîne rassemblements et tractages contre le projet , pendant que ses partisans argumentent sur ses bienfaits. Troisième structure de ce type en France, c’est à la fois son principe – accueillir les usagers de drogue et leur permettre de consommer sous supervision et dans de bonnes conditions sanitaires, tout en les accompagnant vers des démarches de soin – et son futur emplacement, qui provoquent les hostilités d’une partie du voisinage.

« Notre travail, c’est la santé publique »

Sous la dénomination officielle de Halte soins addictions, Ferry B., le projet est porté par l’association Asud – Mars Say Yeah1. À leurs côtés, un comité de pilotage institutionnel rassemble l’Agence régionale de santé (ARS), l’Assistance publique-hôpitaux de Marseille (AP-HM), la ville et le tribunal judiciaire de Marseille ainsi que la préfecture des Bouches-du-Rhône. Si l’ouverture n’a lieu qu’au printemps 2024, le projet est abouti : une salle ouverte 365 jours par an, pour un accueil de jour, où se relaieront des équipes médico-sociales, et au total 26 professionnel·les pluridisciplinaires.

Le cahier des charges national, très contraignant, impose une implantation de la salle à moins d’un quart d’heure à pied des points de deal et de conso’ de rue déjà existants2. À deux pas du boulevard de la Libération, la place des Réformés et sa fontaine aux Danaïdes sont une de ces « scènes de consommation à ciel ouvert  » que la future HSA ambitionne de réduire.

« Notre travail, c’est la santé publique. Une HSA viendrait compléter le réseau de soin des addictions »

Dans les angles morts de ce lieu de passage, emballages stériles, capsules en plastique et seringues usagées jonchent le sol ou sont dissimulés derrière des boîtiers EDF. « Le Covid, puis l’inflation ont accentué la précarité, sans compter la hausse des loyers », explique Stéphane Akoka, le directeur d’Asud – Mars Say Yeah, rappelant qu’addiction et vulnérabilité sociale vont souvent de pair : « Notre travail, c’est la santé publique. Une HSA viendrait compléter le réseau de soin des addictions. » La salle pourrait accueillir 400 personnes différentes dans l’année, pour environ 80 à 100 passages par jour. Les locaux sont mis à disposition par la mairie à titre gracieux, et les frais de fonctionnement s’élèvent à 1,5 million d’euros. Dernière étape : la publication d’un arrêté du ministère de la Santé confirmant l’ouverture du lieu. Une perspective qui est loin de réjouir certains riverain·es.

Le poids des préjugés…

Samedi 18 novembre, au matin. Un peu plus de 200 personnes s’apprêtent à manifester sur le boulevard bordé de commerces. Un rassemblement à l’appel du collectif Enfants Libération, l’entité que les opposant·es à la HSA Ferry B. ont créée. La foule est parée de ballons de baudruche d’un rouge éclatant censés symboliser l’enfance. Sur les flyers et les tee-shirts, une carte schématique synthétise leur axe de revendication officiel : refuser que la salle s’installe à quelques centaines de mètres de différents établissements scolaires. Sur les pancartes aux slogans choc, comme « HSA expérimentale, nos enfants ne sont pas des cobayes », le caractère « expérimental » du projet semble être synonyme d’improvisation ou de tests sur animaux. Il s’agit en réalité d’une définition légale ; l’existence des SCMR est possible grâce à un arrêté du 26 janvier 2022, qui prolonge l’expérimentation nationale lancée en 2016 jusqu’à décembre 2025. « Il fallait faire vite, reconnaît Michèle Rubirola, première adjointe à la mairie de Marseille en charge de la Santé, pour que le dispositif s’installe et fasse ses preuves en un an. » Alors que le cortège descend le boulevard en direction du futur local en scandant « HSA, Basta  » et « Pas de drogue à côté de nos enfants », une manifestante s’interroge : « Mais c’est quoi, HSA en fait ?  » Tous ne semblent pas vraiment renseignés sur le projet – préférant s’indigner de l’avoir découvert dans la presse. Parmi les arguments qui reviennent, la peur de voir le caractère soi-disant préservé du boulevard être bouleversé. «  La toxicomanie de jour, grâce à dieu, on ne la voit pas sur Libé », affirme une riveraine qui préfère rester anonyme. Mais aussi une crainte confuse et exprimée à demi-mot : « On est là pour protéger les enfants mais aussi les personnes âgées. La salle va accueillir des gens qui voudront à tout prix trouver de l’argent pour leur dose du lendemain… », commente Véronique, responsable en grande distribution. Un discours un poil anxiogène, qui sent la déshumanisation des usagers à plein nez. « Les mots de “salle de shoot”, souvent utilisés pour parler des HSA, cristallisent l’idée d’un lieu pour consommer. Alors que c’est un lieu passerelle vers le soin », continue le directeur d’Asud – Mars Say Yeah. Côté mairie, on affirme que des mesures de sécurité seront mises en place : une caméra de vidéosurveillance braquée sur l’entrée de la salle, des passages réguliers de la police nationale, des bornes d’alerte pour joindre la police municipale… De quoi rassurer les riverains inquiets. Sans compter un·e agent·e de sécurité en poste durant les heures d’ouverture et six médiateur·ices de rue pour sillonner le quartier, rediriger les usagers vers la salle et dialoguer avec les habitant·es – et même avec celles et ceux favorables à la HSA, moins bruyants que les anti, mais qui ont tout de même créé un comité de soutien au projet.

« Situation d’addiction n’est pas synonyme de fou ou dangereux. Il n’y aucun exemple d’augmentation des agressions aux alentours des salles »

« Situation d’addiction n’est pas synonyme de fou ou dangereux. Il n’y a aucun exemple d’augmentation des agressions aux alentours des salles  », explique Michèle Rubirola. « Les voisins ont cette hantise de voir des junkies, des punks à chiens », décrypte Stéphane Akoka. Pourtant, si le dispositif vise en priorité les personnes sans domicile fixe, les études sociologiques menées montrent que 20 % des personnes qui fréquentent les salles ont un emploi.

… à l’épreuve des faits

Pour ses partisan·es, une salle de conso’ à moindre risque, c’est surtout un dispositif éprouvé par la recherche. Le projet est plébiscité par une quarantaine de personnels médicaux et de chercheur·ses3. Les rapports d’évaluation des salles de Strasbourg et de Paris4, ouvertes en 2016, montrent des résultats positifs sur le décrochage, la baisse des contaminations et même des effets bénéfiques pour le voisinage. Exemple ? Une diminution de près de la moitié du nombre de seringues abandonnées dans l’espace public aux abords des HSA. Même les finances publiques s’en sortent bien, avec une propension à la baisse des onéreuses hospitalisations en urgence. En plus d’un cadre éclairé et médicalisé – plus safe qu’un parking sombre le suivi des soignant·es et accompagnant·es sociaux permettent aux usagers et usagères d’aller vers le soin à long terme. «  L’addiction, ce n’est pas comme une photographie – une consommation à un moment donné – c’est une trajectoire, poursuit Stéphane Akoka, qui ne croit pas à l’imposition des démarches de sevrage ou d’arrêt. On ne peut pas forcer les gens à guérir.  » Reste un défi : lutter contre les préjugés. « Il y aura un comité fonctionnel de la salle, où seront amenés à se rencontrer des usagers et des riverains », termine Michèle Rubirola. L’occasion d’apprendre à se connaître et de réaliser que des échanges apaisés peuvent être stupéfiants.

Par Léna Rosada


1 L’association est spécialisée en réduction des risques et des dommages, et porte déjà un Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (CAARUD).

4 Voir le rapport « Salles de consommation à moindre risque : rapport scientifique – Mai 2021  » sur le site de l’Inserm (07/05/2021).

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1 commentaire
  • 20 décembre 2023, 22:38, par pepe

    Je suis en soutiens à la HSA Marseillais mais le discours angélique sur l absence d impacte le voisinage est contre productif. A paris, le système a été mise en place à la Gare du Nor épi-centre de la conso, avec une légère diminution des interventions de la police après une nette augmentation les deux ans qui ont suivis l ouverture. A deux pas des 5 ave a marseille, quartier plutôt bourgeois et familiale, ca va forcément être plus compliqué de garder le même paysage. Il y a aussi assez peu d’efficacité montré sur la perte de dépendance, mais beaucoup sur la réduction des infections accidentelles. Bref c’est pas tout rose ou tout noir, c’est compliqué, et faut pas l oublié sinon on ne convainc personne .

Cet article a été publié dans

CQFD n°225 (décembre 2023)

Dans ce numéro de décembre, on essaie de faire entendre des voix Palestiennes tout en s’interrogeant sur l’information en temps de guerre. Sinon, on donne des nouvelles des anarchistes ukrainiens, on suit aussi des familles roms installées à Marseille et qui trimballent leurs vies d’expulsion en expulsion, on s’interroge sur l’internet militant, on décortique la loi Immigration du grand méchant fourbe Darmanin et on regarde BFM dans un kebab de Morlaix, munis d’un sac à vomi.

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Paru dans CQFD n°225 (décembre 2023)
Par Léna Rosada
Illustré par Georgette

Mis en ligne le 15.12.2023