Au Kurdistan, contre la « mort à retardement »

Deux jambes sous terre

Depuis trente ans, Hoshyar Ali démine inlassablement les montagnes kurdes. L’ancien combattant a beau avoir perdu ses deux jambes à l’ouvrage, il persévère. Portrait.
Photo Loez

« J’ai retiré plus de deux millions de mines du sol », fanfaronne « kak » 1 Hoshyar Ali, comme l’appellent affectueusement les habitant.es de la région de Halabja. Ici, au sud-est du Kurdistan irakien, près de la frontière iranienne, il est devenu une célébrité.

Âgé de 56 ans, l’homme est trapu, costaud. À côté du canapé où il est assis, un tas d’explosifs désamorcés témoigne de son travail. Dans le lot, des mines antipersonnel et antichars américaines, russes, italiennes ou encore iraniennes ; des roquettes, des obus... Les marchands de mort du monde entier sont dûment représentés. Le gaillard se penche, saisit une mine en plastique beige, de la taille d’un gros beignet : « Elle a été fabriquée en Italie. C’est une comme ça qui m’a pris ma première jambe en 1989. »

Contre Saddam Hussein

Trois ans plus tôt, en 1986, Hoshyar s’était engagé avec les peshmergas de l’Union patriotique du Kurdistan, qui luttaient contre le régime de Saddam Hussein, sous le commandement de Jalal Talabani et Nechirvan Mustafa. Ses parents mourront en 1988 durant l’attaque chimique de Halabja, dans le cadre de l’opération Anfal, lancée par Saddam Hussein et son triste acolyte Ali Hassan al-Majid « le chimique » pour exterminer la population kurde dans les zones de rébellion 2.

Un jour, on demande des volontaires pour être démineurs. Une poignée d’hommes se présentent, dont Hoshyar. Ils sont formés rapidement en Iran avant d’entrer en action. De nuit, rampant à flanc de montagne, équipés de petites pelles pour creuser, ils ouvrent la voie au reste des combattants en retirant les mines du sol.

C’est au cours d’un déplacement qu’une mine emporte la première jambe de Hoshyar. Au même moment, il est touché par une balle d’un soldat de l’armée irakienne. Les peshmergas l’évacuent à Kermanshah, en Iran, où il est soigné pendant quatre mois. Quand il revient, il demande ce qu’il peut faire pour aider : on lui dit de reprendre son activité de déminage.

En 1991, le Kurdistan irakien obtient son autonomie. Les deux grands clans, Barzani et Talabani, se partagent le pouvoir et ne tardent pas à s’affronter dans une sanglante guerre civile. Pendant ce temps-là, Hoshyar continue de déminer. À cause de la guerre Iran-Irak (1980-1988), les montagnes à la frontière des deux États sont infestées de mines. Il y a aussi, plus loin dans les terres, toutes les zones piégées par l’armée irakienne pour lutter contre la rébellion kurde. Les mutilés sont nombreux : bergers, paysans, enfants... De 1991 à 2018, l’Iraqi Kurdistan Mine Action Agency (IKMAA), organisme officiel chargé du déminage, a recensé plus de 13 000 victimes.

Hoshyar perd sa deuxième jambe en 1994, alors qu’il démine dans la région frontalière de Penjwin. La veille, raconte-t-il, il avait perdu un de ses enfants âgé de trois ans ; mais il voulut tenir sa promesse de déminer. Les habitants du coin, voyant bien qu’il n’était pas dans son assiette, lui dirent de ne pas y aller, mais il insista...

Prothèses japonaises

Puis une ONG nippone, Peace winds, entend parler de son cas et le fait venir au Japon, dans le but de réaliser une collecte de fonds qui lui permettra de faire fabriquer sur mesure deux prothèses articulées au genou. Il reste une dizaine d’années au pays du Soleil-Levant, et gardera un attachement sincère à cette lointaine contrée. Sur les murs de la pièce où il reçoit, des photos lui rappellent les souvenirs de là-bas. Au-dessus du petit musée qu’il a ouvert un peu à l’écart de la ville, et dans lequel il entrepose une partie des engins désamorcés qu’il a retirés du sol afin de témoigner de la violence exercée contre la population kurde, flotte un immense drapeau japonais.

Juste en face, sur le flanc d’une colline, deux petites tombes marquent la sépulture de ses deux jambes, à côté de celle de son fils aîné, mort dans un accident de voiture alors qu’il était en route pour aider son père. Le portrait du fiston est aussi accroché dans le 4x4 d’Hoshyar, un modèle fait spécialement pour lui et qui lui permet d’aller partout. Sur la portière et le coffre, il a fait écrire sous des photos de mines : « I’m ready to exterminate you where ever you are. 3 »

Revenu au Kurdistan, Hoshyar reprend son activité de déminage et se fait très vite connaître – également parce qu’il aime mettre son travail en avant auprès des médias. Aux nombreux visiteurs, il montre des photos, articles et vidéos sur lui. À Halabja, certains magasins affichent son portrait. Des rues de petits villages où il est intervenu ont été rebaptisées de son nom.

Surtout, on l’appelle de partout. La démarche un peu claudiquante sur ses deux prothèses, il se déplace sans besoin d’aide, s’appuyant sur une canne en bois, et continue à gravir les montagnes. Arrivé dans une zone minée, il retire ses prothèses et rampe à même le sol pour le nettoyer. Seul. Deux de ses frères ont été victimes des mines en l’aidant. Hoshyar ne travaille pas avec l’IKMAA, qui lui reproche son « amateurisme » et son individualisme. Mais pas une semaine ne passe sans qu’il œuvre quelque part, dès que la météo le permet. Il ne demande aucune rémunération : sa pension d’ancien peshmerga au grade de général lui suffit. Il intervient aussi dans les écoles, pour faire de la prévention et de la formation.

Face à Daech, retour au front

Quand Daesh lance ses attaques contre le Kurdistan en août 2014, Hoshyar reprend du service : il se porte volontaire pour déminer les maisons piégées par les djihadistes. Un travail ardu, les explosifs étant maintenant bien plus complexes que par le passé. Hoshyar manque encore d’y rester. Dans une vidéo hallucinante, filmée sur le téléphone d’un peshmerga, on le voit au loin fuir au volant de son 4x4 un village où il travaillait seul, poursuivi par une voiture-suicide qui finit par être détruite à quelques dizaines de mètres de lui par les peshmergas qui assistaient à la scène depuis leur ligne de front. Le démineur s’en sort simplement un peu secoué, avec quelques égratignures.

Le travail de Hoshyar est devenu son obsession ; il a fait sienne la mission de nettoyer les montagnes du Kurdistan de la mort à retardement qui les infeste. Le débit de ses paroles est fébrile, rapide, sa voix abîmée. Ses yeux passent rapidement d’un point à un autre. Outre la perte de ses deux jambes, son corps est marqué par les cicatrices de multiples blessures. Plusieurs fois, il répète les mêmes phrases, que l’ami qui traduit peine à comprendre. Curieux de son hyperactivité, on lui demande quel est son secret : « Ça nécessite beaucoup de concentration et je suis bon pour ça. » Songe-t-il à prendre sa retraite ? « Tant que le sang coule dans mes veines, je continuerai à travailler. Je suis déterminé. »

Texte et photo Loez

1 Monsieur.

2 Selon Human Rights Watch, cette attaque chimique causa au moins 3 200 morts. D’après diverses sources, l’opération Anfal dans son ensemble a coûté la vie à près de 180 000 personnes et 90 % des villages kurdes de la zone visée ont été rayés de la carte.

3 « Je suis prêt à vous exterminer où que vous soyez. »

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