Calais : techno bouffe de solidarité
Des cantines contre les frontières
Pour les profanes, l’univers de la techno et des free-parties peut sembler purement égoïste. Qu’apportent au monde des gens qui se rassemblent dans des champs ou des lieux désaffectés pour danser en consommant (parfois) des substances prohibées ? Que dalle, a priori. Des fêtards coupés de l’extérieur, voilà tout, dira Madame Michu.
La réalité est évidemment moins binaire. La free-party s’est développée sur un terreau libertaire et autogestionnaire, foncièrement politique. Si l’utopie s’est depuis diluée dans le gigantisme, notamment via les teknivals, une partie de la scène n’a pas oublié ses racines. C’est le cas des membres du collectif Artists In Action (AIA), rejetons historiques de la scène techno impliqués dans l’aide aux migrants. À Calais, Dunkerque ou à Idomeni, ils multiplient les initiatives, délaissant les caissons de basse pour les convois humanitaires et les cantines.
AIA a été fondé par des membres de SP23. Un sound-system descendant en ligne directe des mythiques Spiral Tribes, tribu de travellers ayant implanté le mouvement free-party en France au début des années 19901. Une autre époque, plus joyeuse. Plus naïve aussi, sans doute. Aujourd’hui, l’urgence n’est plus pour eux de faire danser, mais de combattre l’apathie. Jeff 23, figure historique des « Spi », détaille ainsi l’éventail des actions menées par AIA : « Cela fait deux ans qu’on se démène pour trouver l’argent nécessaire aux divers projets. On a fait des soirées de soutien à Marseille, Naples, Rome et Paris. On a organisé des convois pour apporter des produits de survie dans divers pays. Et on a aussi lancé des compilations avec divers musiciens de la scène, l’argent étant bien sûr reversé aux migrants – la sixième compil’ sort en septembre. »
« C’est venu comme une évidence lors d’une tournée en Italie, continue Jeff. Et on a très vite trouvé des gens ravis de s’impliquer, qu’ils fassent partie de la scène ou non. » Principale activité : les cantines développées dans les lieux où affluent les migrants. Une logistique complexe, notamment à Calais où Artists In Action travaille main dans la main avec d’autres collectifs, tels que Refugee Community Kitchen. « J’y suis resté six mois en 2016, raconte Bastien, motivé qui a rejoint l’équipe en cours de route. Une époque où on confectionnait 2 000 repas par jour dans le hangar de l’Auberge des Migrants. On les dispatchait entre Calais et Dunkerque. » Le camion-snack qu’ils utilisent pour se déplacer ne tarde pas à tomber en panne, si bien qu’il est reconverti en base de distribution.
Artists In Action s’est également impliqué dans le camp d’Idomeni, où s’entassaient une dizaine de milliers de personnes à la frontière Grèce-Macédoine. Bastien y est allé en avril 2016, expérience marquante : « Un endroit infernal ; à côté, Calais c’était le Club Med. » Une fois la cantine installée, il faut chaque jour dénicher de quoi confectionner les repas, système D en bandoulière : « On allait faire les courses où on pouvait, dans les environs. On achetait 100 kilos de patates ou de tomates, on dénichait des épices. » Les locaux filent parfois un coup de main : « Un hôtel nous a prêté sa cour arrière pour qu’on y prépare les repas. Et les gens qui nous vendaient de la nourriture nous faisaient des prix. Un climat beaucoup plus sympathique qu’à Calais. Jusqu’aux policiers qui nous remerciaient pour notre action. »
Réconcilier flics et teufeurs ? Artists In Action est décidément plein de surprises...
1 Ils fuyaient la répression anglaise made in Tchatcher, avec pour slogan « free music for free people ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°157 (septembre 2017)
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Paru dans CQFD n°157 (septembre 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 10.02.2018
Dans CQFD n°157 (septembre 2017)
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