Au-delà de la langue

Dans l’intimité du cours de français

Marseille, printemps 2016. Un bruit court. Il y aurait urgence à mettre en place des cours de français « non mixtes » à destination des femmes. Un rendez-vous hebdomadaire se met en place.
Photo Yohanne Lamoulère

« Quand j’étais en master linguistique, j’ai fait une étude de terrain sur un patois auvergnat et décortiqué sans les apprendre des langues du monde entier. À ce moment-là, j’hésite à faire de la recherche, mais plonge par hasard, pour un stage, dans une classe de gamins primo-arrivants. J’adore ce temps où l’on se comprend sans se comprendre... Je choisis alors l’option FLE1 plutôt que le patois. » Delphine enseigne le FLE depuis une dizaine d’années. Elle se remémore ses débuts. Moi, je lui raconte comment, il y a à peu près six ans, je débarque à Calais avec un pote qui m’emmène au squat Fort Gallo où quelques gars vivent en attendant de passer la frontière. Le soir, je propose d’organiser un atelier poésie. On se met à fabriquer des livres avec ceux qui squattent. Le lendemain, ils se foutent total de la poésie. Alors on improvise un cours de français, on écrit sur les murs en phonétique. Il y avait urgence à communiquer. Ça a duré quatre jours.

Les cours de FLE ? C’est parti de là. Depuis, quelques-unes se relaient chaque semaine pour assurer la séance à Manifesten, un café-librairie associatif marseillais. Peu importe le diplôme ou la certification, qui le souhaite peut transmettre la langue. Jeux, films, dessins... on aborde la langue à travers divers supports, en prise avec les réalités pratiques. Et puis souvent, ce sont les discussions liées au quotidien et aux démarches administratives qui prennent le dessus.

« Fallait dégager pour s’aimer ailleurs »

Le choix de la non-mixité ? Histoires de femmes, problèmes de femmes et tout ce que cela comprend : pudeur, religion, restriction, tout ce qui pourrait tendre à s’effacer le temps d’un moment entre elles. Chaque vendredi, de nouveaux visages aux parcours de vie toujours différents me cognent à la tronche et me donnent envie d’écrire. Le déclic ? Il arrive quand Habibe et Forzana débarquent au mois d’octobre et me racontent comment elles sont parties d’Iran en juillet 2016 : « Nous avions une relation cachée et ça ne pouvait plus durer. Quand nous avons décidé d’assumer notre amour, nos familles et le gouvernement sont devenus très menaçants. Il fallait qu’on dégage pour s’aimer ailleurs. » La première est tradeuse, la seconde professeure des écoles. Âgées d’une trentaine d’années, elles vivaient ensemble depuis deux ans quand elles se sont enfuies. L’Iran fait partie des nombreux pays où l’homosexualité est vue comme un crime. Les femmes sont passibles de flagellation et les hommes de peine de mort. Les deux filles débarquent d’abord à Paris puis, sur les conseils d’un ami, se retrouvent à Marseille. Ici elles entameront le périple des démarches de demandeuses d’asile en tant que lesbiennes réfugiées.

Raison similaire pour Jamelia, arménienne, qui arrive la même année. Elle a 27 ans. Impossible pour elle de vivre sa sexualité et son amour pour les femmes. « En Arménie, ils sont fous en ce qui concerne l’éducation et leur mentalité. » Elle tient à me préciser l’importance des cours de FLE : « Quand je suis arrivée, je ne connaissais pas les gens ni la langue. Mes premières connaissances, je les ai faites dans le cours, à Manifesten. C’était soulageant d’être avec des gens dans la même situation que moi. »

Notre dernier échange date de la semaine dernière. Passionnée de foot, elle est aujourd’hui entraîneuse bénévole dans un club et travaille comme hôtesse d’accueil à l’aéroport de Marseille-Marignane. Elle a aussi une amoureuse. Alors qu’à son arrivée, elle ne parlait pas de sa vie, depuis quelques mois, elle ressent le besoin de se raconter.

Quand l’intermédiaire disparaît

Au-delà de donner des clés pour apprendre la langue, les cours de FLE deviennent peu à peu des espaces de discussion où l’on partage ses filons et ses expériences et où, parfois, la professeure n’a plus qu’à se mettre de côté.

26 septembre 2017. Elle s’appelle Rosa ou Matourn. Elle le dit avec sa main : « Tu peux dire les deux. » Elle est Tchétchène. Elle pousse la porte de Manifesten avec son gamin de trois ans à la main, bientôt suivie de Dusana. Dusana, cela fait quelques mois qu’elle vient de manière régulière. Elle a 29 ans, est arrivée de Bulgarie il y a quatre ans pour soigner deux maladies tenaces, dont une orpheline. Elle met des bandeaux depuis quelque temps. Elle n’a plus de cheveux. Elle se soigne.

Ce jour-là, nous n’étions que trois. Le cours s’est rapidement transformé en conversation. Savoir qui était Rosa, pourquoi et comment elle était arrivée là. Rosa parle russe, Dusana, bulgare, et moi j’entretiens mon yougo, similitude de la langue. Et le français alors ? C’est pas grave, on socialise. De temps en temps, je leur dis d’essayer de parler un peu français. Finalement, elles discutent toutes les deux très lentement, essaient de se comprendre puis, par moments, m’offrent une traduction. Je les reprends, histoire de servir à quelque chose. Dusana aide Rosa. Je ne sers à rien.

Des intimités profondes sont dévoilées. On apprend que Rosa a 35 ans et sept enfants. Elle est arrivée en France en 2014. Son mari, en 2013, après un accident. Rosa parle. Dusana traduit. Je pose les questions et reprends le français de Dusana. Cette discussion a l’allure d’une douce enquête dans la temporalité de la confiance qui s’instaure et des langues qui se rencontrent. L’accident ? En face, un gars est mort. C’était un piéton qui traversait au feu rouge. Le mari de Rosa n’était pas en tort. La victime appartenait à la famille lointaine du président de la Tchétchénie.

Rosa précise, Dusana traduit : « En Tchétchénie, on s’arrange entre les gens, c’est pas comme ici. Il n’y a pas eu la police. Mon mari a commencé à recevoir des menaces de mort alors il a fui. Un jour il a été retrouvé par la famille, alors il est parti à Moscou chez son frère et on lui a fait le passeport. Mon mari devenu introuvable, ils ont voulu s’en prendre à un de mes enfants, le fils du milieu. » Rosa et ses sept enfants ont réussi à quitter la Tchétchénie et à rejoindre le père. Maintenant ils sont là, ballottés de Cada2 en chambres d’hôtel.

Inversion des rôles

Au cours de FLE, il y a celles qui ont dû s’échapper de chez elles et celles qui sont là pour un temps précis, en formation ou à l’école. Rita débarque de République tchèque pour faire un stage au festival de cinéma de Marseille. Elle est née en Lituanie et a habité quatre ans en Biélorussie. Elle veut finir son master de théorie du cinéma en France. Elle explique son choix de poursuivre ses études ici : « Il y a mon copain. Je l’avais rencontré à Prague. Aussi, j’étais fatiguée. La République tchèque est très nationaliste. Avec mon accent russe, c’est pas facile. Les vieux sont traumatisés de l’occupation russe, ils disent “Go back to Russia”. »

Anna, berlinoise, en formation pendant huit mois, arrive toujours à Manifesten gouailleuse et fraîche. 20 ans, plutôt libertaire, la jeune punk dynamique parle déjà bien français et décide de continuer le cours pour aider les autres femmes. Valentina, Italienne de 32 ans en école d’art, viendra prendre des cours puis finira elle aussi par en donner. Aujourd’hui, ces cours ont toujours lieu, le lundi et le vendredi.

Margo Sofia Chou

1 Français langue étrangère : des cours donnés à des apprenants nonfrancophones.

2 Centres d’accueil de demandeurs d’asile.

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