Impunité de la vinasse

Comité d’Action Viticole : In Vino very boum

Il existe en Occitanie un groupe radical portant le doux nom de Comité régional d’action viticole. Assez véners, ses militants semblent bénéficier d’une impunité fascinante, même quand ils font sauter des bâtiments publics. Ou comment l’étiquette terroriste n’est pas forcément de sortie si le rapport de force est avec toi...
Une illustration de Mortimer

Dans la nuit du 18 au 19 janvier derniers, à Carcassonne, un bâtiment de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) a fait boum. Les photos, impressionnantes, montrent un rez-de-chaussée aux bureaux intégralement dévastés. L’attentat, revendiqué par le Comité régional d’action viticole (Crav), groupe radical occitan de producteurs de vin, n’a étonnamment pas suscité de grandes réactions. Et pourtant… Imaginons la gueule des JT si des individus se revendiquant des Soulèvements de la Terre faisaient sauter un bâtiment public : Cnews beuglerait « éradiquons tous ces séditieux » tandis que Darmanin décréterait l’État de méga-urgence, vigie pirate dans chaque foyer éclairé à la lampe à huile et la dissolution dans l’acide de la LDH. Mais là, ça passe pépouze, avec des médias n’utilisant ni le terme de « terrorisme » ni même celui d’« attentat ». Le seul titre un peu « chaud » concernant ce qui est partout désigné comme une « dégradation de biens », c’est celui de Vitisphère, site destiné aux pros de la vigne : « Le comité d’action viticole pète un plomb et la Dreal ». Uh-huh. Niveau personnalités politiques, idem, personne pour dénoncer avec vigueur la modalité d’action explosive.

Bon, on voudrait pas mégoter, surtout qu’on est nous aussi attachés à la viticulture française, mais difficile de ne pas y voir un deux poids deux mesures assez fascinant, le même que l’on peut ressentir quand la Fnsea recouvre de tonnes de lisiers des préfectures sans que Darmanin ne lève le petit doigt. Se plonger dans l’histoire du Crav, fondé dans les années 1960 comme bras armé du syndicat des vignerons, c’est découvrir que cette relative mansuétude ne date pas d’hier, tant les actions revendiquées ont été nombreuses et explosives sans que le groupe ne soit réellement inquiété. Le 6 décembre 1988, c’est une salle de l’hôtel des impôts de Narbonne qui saute, avec des inscriptions rappelant que le gel a fait des dégâts et qu’ils attendent du flouze. Le 27 février 2002, des charges explosives défoncent une armoire commandant passages à niveau et signalisations sur la ligne Paris-Perpignan. Le 17 juillet 2013, un attentat à la bombe endommage les locaux du parti socialiste à Carcassonne et l’école située en face. En juin 2017, une dizaine de personnes s’introduisent chez un négociant en vin de Teyran (Hérault) et ont ouvert les robinets de ses 17 cuves : 200 000 litres de vin déversés sur le sol. Et l’on ne parle pas de cette fusillade contre des CRS en 1976, avec un commandant buté par des viticulteurs audois en colère, lors d’un blocage initié par le Crav…

Niveau tribunaux, c’est kif-kif la clémence. En 2017, cinq activistes sont arrêtés alors qu’ils s’apprêtent à mener une action clandestine dans le Bordelais. Pour attirail, notamment, cinq haches, 60 litres de gazole et des cocktails Molotov. Jugés en 2019, ils sont relaxés. Normal au vu du réquisitoire du procureur, diablement modéré  : « Habituellement, cette infraction (d’association de malfaiteurs), on l’applique à des braqueurs, des trafiquants, des criminels, mais là, on l’applique à des gens qui, le reste du temps, sont des travailleurs et ont sans doute des motifs de mener une action collective mais pas des délits […] Certains avaient peut-être pris l’habitude de croire qu’ils étaient intouchables.1 » Dans un article de Frustration intitulé « Pourquoi les agriculteurs ont-ils le droit de tout casser ? » (11/12/2023), Nicolas Framont résume bien les raisons de cette mansuétude envers les gros bourrins de la FNSEA & Co. Il rappelle d’abord leurs moyens physiques de pression (manifester en tracteur c’est tout de suite plus sympa), mais insiste surtout sur le fait que leurs revendications anti-écolos et productivistes sont compatibles avec le macronisme et les intérêts des industriels. C’est bien le cas du syndicat des vignerons dont émane le Crav, qui s’est fort éloigné de l’agriculture paysanne de ses débuts pour se rapprocher de la FNSEA2. À l’heure où un mouvement de révolte agricole agite la France et que des actions de ce type vont sans doute se multiplier, on se gardera donc se réjouir outre mesure du zbeul attendu, pointant simplement cette évidence que porte notre dossier : l’antiterrorisme est à géométrie variable. Très variable.

Par Émilien Bernard

1 « Montpellier : les viticulteurs du Comité régional d’action viticole relaxés », La Dépêche, 22/06/2018.

2 Lire notamment « Le glyphosate, la dynamite et un ballon de Carignan », Mouvement, 18/05/2023. Pour cas emblématique, celui de Robert Curbières, ancien porte-parole de la Confédération paysanne de l’Aude et pourfendeur des pesticides, qui a vu son chai partir en fumée en 2013 dans un incendie criminel.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire

Cet article a été publié dans

CQFD n° 227 (février 2024)

Ce numéro 227 signe le retour des grands dossiers thématiques ! « Qui sème la terreur ? », voici la question au programme de notre focus « antiterrorisme versus luttes sociales ». 16 pages en rab ! Hors-dossier, on décrypte aussi l’atmosphère antiféministe ambiante, on interroge le bien-fondé du terme « génocide » pour évoquer les massacres à Gaza, on retourne au lycée (pro) et on écoute Hugo TSR en cramant des trucs.

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don