Dossier « Refus de parvenir »
Chemins de traverse : ne pas revenir...
La voici enfin, droit devant. La ligne d’arrivée du Golden Globe. Pour Bernard Moitessier, la franchir en tête s’annonce (presque) comme une simple formalité. Bien plus rapide que ses concurrents, le navigateur français a pratiquement course gagnée. Encore quelques petites semaines de navigation, le temps de remonter l’Atlantique du Sud au Nord, et il remportera la première édition de cette course en solitaire autour du monde, sans escale ni assistance. Un exploit d’autant plus remarquable que le ketch1 en acier sur lequel il navigue, Joshua2, a été armé de bric et de broc, avec deux poteaux télégraphiques pour mâts et des câbles EDF pour étais et haubans. Peu importe, Bernard Moitessier mène le voilier à la coque rouge vif au maximum de ses capacités. Non par envie de gagner, expliquera-t-il plus tard, mais parce que son navire est fait pour avaler les miles. Et aussi parce que tous deux s’entendent comme larrons en foire : « C’est une histoire entre Joshua et moi, entre moi et le ciel, une belle histoire à nous seuls, une grande histoire d’amour qui ne regarde plus les autres. »
Les autres ne sont malheureusement plus très loin. Et c’est certain, la grande histoire d’amour ne résistera pas au franchissement de la ligne d’arrivée. Avec lui viendront la gloire, les flonflons, un trophée, un chèque de 5 000 £, les caméras de télévision, les discours des officiels, la renommée en mondovision. Et aussi, la foule, admirative, bruyante, massée sur les pontons et les quais du port de Plymouth pour célébrer le héros. Le grand marin. Le navigateur solitaire. Qui (du coup) ne va plus l’être, solitaire. Après cent quatre-vingt-dix jours de mer, Bernard Moitessier s’apprête à retrouver la civilisation – le vacarme de la ville et le ronron de l’air conditionné. Cap sur les machines, les buildings, le béton, l’argent.
Bref, cap sur la triste Europe. Vraiment ? Non. Pas moyen, hors de question. Il faudrait être fou, la route est trop belle. Et la plénitude de la mer, les dialogues avec les oiseaux et les étoiles, le vent dans les voiles, le ketch qui gîte, vibre et fend les vagues. Bonheur. Bernard Moitessier l’écrit, il le crie même dans La Longue route3, magnifique roman publié deux ans plus tard : « Quand je monte sur le pont à l’aube, il m’arrive de hurler ma joie de vivre en regardant le ciel blanchir sur les longues traînées d’écume de cette mer colossale de force et de beauté […]. Je vis, de tout mon être. » Et il faudrait abandonner cela ? Pour une ligne d’arrivée à la con ? Pour une victoire idiote ? Un peu de sérieux, s’il vous plaît. « Vous voulez que je rentre maintenant ? Mais mon vieux, rigole le marin dans le documentaire La Longue Route4, ça serait la dernière des folies. »
En vrai, ça fait un bail que Bernard Moitessier pense à abandonner la course. Depuis le départ, carrément. Au cours des longs mois de navigation solitaire, l’idée s’est faite évidence. Rien à fiche de cette absurde compétition. « Partir de Plymouth pour rentrer à Plymouth, écrit-il, c’est devenu, au fil du temps, comme partir de nulle part pour aller nulle part. » Voilà. Il ne va pas revenir, il n’en a pas envie. Il en prend acte dans son journal de bord du 28 février 1969, peu de temps après avoir passé le cap Horn : « J’ai remis le cap vers le Pacifique... La nuit dernière a été trop pénible, je me sentais vraiment malade à l’idée de regagner l’Europe. » Il faudra attendre encore un peu pour que le monde apprenne sa décision – sans radio à bord, difficile de la faire connaître. C’est finalement lorsqu’il croise un cargo au large du cap de Bonne-Espérance que Bernard Moitessier peut rendre public son abandon. À l’aide d’un lance-pierre, il catapulte ce message sur le pont du navire : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. »
C’est ainsi que le petit ketch rouge poursuit sa route, toujours solitaire. Il ne touchera pas terre avant Papeete, trois mois et trois jours plus tard. Loin, très loin de Plymouth, de l’Europe. Et de ces « faux dieux de l’Occident toujours à l’affût […], qui nous mangent le foie, nous sucent la moelle » - mensonges du progrès et de la technique que le navigateur fustige dans son livre de bord. « Là-bas, le Monstre a pris le relais des hommes, c’est lui qui rêve à notre place. Il veut nous faire croire que l’homme est le nombril du monde, qu’il a tous les droits, sous prétexte que l’homme a inventé la machine à vapeur et beaucoup d’autres machines, et qu’il ira un jour dans les étoiles s’il se dépêche quand même un peu avant la prochaine bombe5. »
Aujourd’hui, l’homme n’est pas encore allé dans les étoiles – mais ça ne saurait tarder. En attendant, Joshua, désormais basé à Brest, navigue toujours. Bernard Moitessier, par contre, a cessé de le faire en 1994, emporté par un cancer. Le plus refuznik des marins est mort sans jamais franchir la ligne d’arrivée. Lui avait compris que c’était la seule manière de réellement gagner la course. « C’est pour ça que je continue, affirme-t-il dans le documentaire. Parce qu’il faut aller plus loin... Ça ne suffit pas, il faut aller plus loin. » Droit devant, cap au sud.
1 Navire à deux mâts.
2 En hommage au grand marin Joshua Slocum, qui réalisa, de 1895 à 1898, le premier tour du monde à la voile en solitaire.
3 Éditions Arthaud, 1971.
4 Ce très beau film d’une demi-heure, monté par Bernard Moitessier lui-même à partir des images enregistrées lors de son long périple, est disponible sur Dailymotion.
5 Au cours des années 1970 et 1980, Bernard Moitessier prendra maintes fois position pour la paix, dénonçant les industries de l’armement et du nucléaire. Le marin a notamment beaucoup milité contre la nucléarisation du Pacifique Sud.
Cet article a été publié dans
CQFD n°142 (avril 2016)
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Paru dans CQFD n°142 (avril 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 11.04.2016
Dans CQFD n°142 (avril 2016)
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24 avril 2016, 11:05
Très bel article....!
https://www.youtube.com/watch?v=b73...