Quand on l’interroge sur l’intérêt politique de s’abstenir, Francis Dupuis-Déri ne fait pas dans la dentelle : « Pour ne pas participer au choix de nos maîtres ; ne pas cautionner un système fondamentalement inégalitaire qui maintient au pouvoir un monarque élu (le président) et une aristocratie élue (les parlementaires) ; parce qu’on a si souvent été déçus ; qu’on n’en peut plus de voter “contre” ; qu’aucune candidature ne correspond à nos priorités, nos valeurs, nos espoirs et nos intérêts ; parce que la vie est ailleurs... »
Une diatribe à l’emporte-pièce ? On en est loin, l’opuscule de Francis Dupuis-Déri reposant en grande partie sur des éléments d’histoire politique solides et des réflexions inspirantes, imprégnées entre autres de la pensée de grandes figures de l’anarchisme, de Louise Michel à Errico Malatesta en passant par Voltairine de Cleyre et Pierre Kropotkine. Entretien.
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Vous parlez du vote comme d’un outil de « dépossession », voire « d’usurpation » de notre pouvoir politique par les élites. C’est-à-dire ?
« Le fait est que les expériences de démocratie réelle, ou directe, ne connaissaient pas le vote ni d’élites élues. C’était vrai à Athènes mais aussi chez les Premières Nations autochtones en Amérique du Nord, avant que les puissances coloniales anglaise et française ne détruisent leur système politique, et en bien d’autres endroits du monde où les décisions se prenaient collectivement dans des assemblées de villages, y compris au Moyen Âge en Europe – et parfois dans des assemblées non mixtes de femmes, comme chez les Igbo au Nigéria, avant que le colonisateur anglais ne les interdise au début des années 1930. Lors de la fondation des premières républiques modernes à la fin du XVIIIe siècle, d’abord aux États-Unis d’Amérique après la guerre d’indépendance contre l’Angleterre, puis en France et à Haïti, les élites révolutionnaires n’ont pas proposé d’instaurer la démocratie directe et elles ne se définissaient même pas comme “démocrates” – mot repoussoir qui évoquait le chaos et la tyrannie des pauvres. Elles ne visaient qu’à remplacer l’ancienne aristocratie coloniale et monarchiste, en instaurant un régime électoral, qui n’est rien d’autre qu’une aristocratie élective.
Ce n’est que plus tard, dans les années 1820 aux États-Unis et en 1848 en France, que certains candidats vont commencer à se prétendre démocrates, par pur calcul électoral (car c’est un discours qui séduit le peuple), sans pour autant proposer d’abolir le parlement ni d’instaurer un système de démocratie directe dans lequel ils se retrouveraient d’ailleurs au chômage ! Évidemment, cette aristocratie élue se gargarise de beaux principes comme “la souveraineté du peuple” et “la démocratie”, mais c’est elle qui détient et exerce le véritable pouvoir politique, qu’elle partage avec le monarque élu, le président.
Aujourd’hui, non seulement nous sommes dépossédés du pouvoir politique réel par une élite qui prétend nous gouverner pour notre bien, mais on nous culpabilise [1] si on refuse de participer à ce cirque qui consiste à voter pour nos maîtres…. sans parler de l’imbrication entre les élites politiques, économiques et médiatiques. »
On rappelle souvent aux abstentionnistes que certaines personnes sont mortes pour le droit de vote. Or, vous écrivez que « rendre hommage avec insistance aux personnes mortes pour le droit de vote contribue souvent à occulter la mémoire de celles qui défendaient […] l’autogestion, l’autonomie, l’anarchie »...
« Des gens sont morts pour toutes les causes : pour défendre la monarchie ou le fascisme et aussi, il est vrai, pour obtenir le droit de vote. Ces derniers ont permis à la nouvelle élite libérale-républicaine d’accéder au pouvoir. Mais une fois instauré, ce régime parlementaire est aussi inflexible que le précédent et ne permet certainement pas son remplacement par la vraie démocratie, la démocratie directe. Dans les faits, des défenseurs du parlementarisme ont aussi, de leur côté, assassiné et massacré des partisans de la démocratie directe, par exemple conseillistes ou anarchistes. Même les Communes ont été écrasées par le régime parlementaire centralisateur, comme vous le savez très bien en France… Bref, à chacun ses héros, à chacun ses martyrs, à chacun ses bourreaux. »
Vous évoquez l’histoire des suffragettes de Grande-Bretagne dont on célèbre encore aujourd’hui la victoire, tout en éludant les modes d’action qui l’ont rendue possible...
« Le mouvement anglais du droit pour les femmes de voter – et d’être élues – s’est divisé entre les suffragistes et les suffragettes. Les premières ont commencé, vers la fin du XIXe siècle, à pratiquer le lobbying auprès de députés favorables à leur cause, à lancer des pétitions, à publier des journaux, à organiser des meetings et à parader avec des bannières frappées du slogan « Law Abiding Suffragists » [Suffragistes respectueuses de la loi]. Les secondes, apparues au début du XXe siècle, ont pour leur part décidé de passer à l’action directe après avoir constaté qu’une quarantaine d’années à demander poliment le droit de vote n’avait abouti à rien. Comme en France et ailleurs, les hommes n’avaient pas oublié d’accorder aux femmes le droit de voter et d’être élues : ils le leur refusaient régulièrement, votant contre des dizaines de projets de lois en ce sens.
Les suffragettes ont donc convenu qu’il fallait déranger le plus possible. En 1903, elles forment la Women’s Social and Political Union (WSPU), qui publie un journal (Vote for Women) et organise des meetings et des manifestations. Elles se mettent aussi à perturber les rassemblements des partis politiques, à tel point que les femmes s’y voient par la suite refoulées à l’entrée. Qu’importe, les suffragettes ripostent. En se postant sur les toits avoisinants pour lancer des tuiles sur la foule. Ou bien en organisant des manifestations devant le Parlement, qui virent parfois à l’émeute, certaines militantes parvenant à pénétrer dans le bâtiment. Elles manifestent aussi dans le centre-ville de Londres, où elles saccagent à coups de marteaux ou de pierres les vitrines de bureaux gouvernementaux, de grands magasins et de journaux antisuffragistes comme le Daily Mail et le Daily News.
« Qu’importe, les suffragettes ripostent. »
Des centaines d’entre elles sont arrêtées. Leur dirigeante Emmeline Pankhurst déclare alors que “l’argument du carreau brisé est l’argument qui a le plus de valeur en politique moderne”. Et elles ne s’arrêtent pas là : les suffragettes saccagent des terrains de golf, coupent des fils télégraphiques et vandalisent des œuvres d’art, si bien que la National Gallery, la Tate Gallery et la Wallace Collection ferment leurs portes et que le British Museum n’accepte les femmes que si elles s’engagent formellement à rester calmes. Des centaines d’entre elles sont ensuite emprisonnées et entament des grèves de la faim avant d’être gavées de force. Elles vont enfin perpétrer plus de 300 attentats à la bombe ou incendies en 1913 et 1914, prenant pour cibles des églises, des trains, des résidences secondaires de ministres antisuffragistes. Raconter cette histoire permet de réfléchir à la pertinence de l’action directe et des actions de perturbation, à la légitimité des black blocs [2], etc. »
Un siècle plus tard, on observe un taux d’abstention élevé chez les classes populaires ainsi que dans les territoires français d’Outre-mer, comme chez les populations autochtones du Québec. Comment l’expliquer ?
« En fait, le taux d’abstention est généralement plus élevé dans les catégories de la population les plus pauvres ou les plus marginalisées, et on en conclut souvent que cela représente un déficit d’intégration. On pense aussi, à l’inverse, que les catégories supérieures, chez lesquelles le taux de vote est le plus élevé, sont plus responsables, mieux éduquées, mieux intégrées. Le choix des mots est important. Pour ma part, je préfère dire que ces dernières ont été bien élevées, qu’elles sont bien endoctrinées, bien assimilées au système – qui d’ailleurs sert très bien leurs intérêts, en particulier matériels.
« La question importante n’est pas pourquoi les Mohawks refusent de voter, mais pourquoi devraient-ils voter ? »
A contrario, il suffit de demander aux catégories défavorisées pourquoi elles votent si peu pour obtenir des réponses très claires : aucune élite politique ne les représentant vraiment, c’est toujours la même misère, quelles que soient les promesses. Dans le cas plus spécifique d’États coloniaux comme le Québec et la France, une part importante des populations indigènes ne se reconnaissent tout simplement pas dans les institutions coloniales, ni dans les élites de la métropole. Par exemple [lors des élections générales québécoises de 2014], près de Montréal, on a observé dans la communauté mohawk (iroquoise) un taux d’abstention de 98 % ! Comme le disait Steve Bonspiel, un Mohawk de Kahnawake : “La question importante n’est pas pourquoi les Mohawks refusent de voter, mais pourquoi devraient-ils voter ?” »
Quel regard portez-vous sur les combats de ceux qui veulent réformer le système, à l’instar des Gilets jaunes qui demandent notamment la mise en place du referendum d’initiative citoyenne (RIC) ?
« Plusieurs parmi nous sont à la recherche de solutions pour améliorer ou refonder le système politique. On pourrait aussi évoquer l’élection proportionnelle, le tirage au sort, etc. J’admets qu’il y a certainement place à l’amélioration pour rendre les systèmes électoraux plus participatifs et moins corrompus. Ainsi, il vaut assurément mieux avoir un contrôle public sur les dépenses électorales, par exemple, ou une dose de proportionnalité, ou encore la possibilité de lancer un référendum populaire, comme en Californie ou en Suisse. Dans ce dernier cas, les autorités politiques ont l’obligation de faire approuver par référendum des projets qui touchent des enjeux fondamentaux, comme une révision de la Constitution. La demande peut aussi venir du peuple : il faut alors, selon les cas, 50 000 ou 100 000 signatures pour imposer la consultation du vote populaire sur des sujets aussi différents que la mise en place d’un revenu de base inconditionnel, ou d’une journée de réflexion obligatoire pour les femmes avant un avortement, ou encore l’achat d’avions de combat (il s’agit d’exemples récents).
Mais la Suisse est-elle pour autant une société si différente de celles des autres régimes libéraux-républicains ? C’est que les forces de la société civile et surtout les puissances économiques savent influencer ces dispositifs “démocratiques”, et les parlementaires savent faire traîner les projets qui les dérangent. Cette démocratie “directe” a aussi un effet pervers : les manifestations sont moins bien perçues, car on considère que le système permet de s’exprimer sans descendre dans la rue. »
Certains considèrent qu’il est important de se rendre aux urnes tout en maintenant la pression sur les politiques en participant aux mobilisations sociales. Une stratégie du « juste milieu » qui ne vous convainc pas...
« Les dépenses de la gauche et de l’extrême gauche lors de la campagne présidentielle de 2017 se sont élevées à près de 30 millions d’euros, avec quasi 1 million pour Lutte ouvrière et plus de 700 000 euros pour le Nouveau parti anticapitaliste. Voilà des sommes considérables pour des candidatures non seulement vaincues, mais qui n’avaient aucune chance de l’emporter. Et je ne prends pas ici en compte les élections législatives, européennes ou régionales. Imaginez tout ce que l’extrême gauche pourrait faire, concrètement, avec de telles sommes… Sachant qu’il y aussi des milliers de militantes et militants mobilisés pendant des semaines, voire des mois, pour cette campagne électorale. Quel gaspillage de temps, d’énergie et de ressources...
Pour moi, cette stratégie du “juste milieu” est aussi une “force négative” car, très souvent, les partis politiques s’invitent plus ou moins ouvertement dans les mouvements sociaux en prétendant les aider, alors qu’ils ont la très mauvaise habitude d’essayer de les contrôler, pour favoriser justement leur prochaine campagne électorale. Tout cela au prétexte que les mobilisations sociales et populaires auraient absolument besoin d’un relais politique. Cette excuse sert en fait selon moi à mieux arrimer les mouvements sociaux, leurs mobilisations, leurs événements, car le parti cherche toujours au final à mettre le mouvement social au service de ses intérêts, et non l’inverse. »
Pour autant, vous estimez que l’abstention ne peut être féconde que si elle s’articule avec les luttes...
« Vous aurez compris que ma position n’est pas celle de l’hédoniste qui vit sur son île, même si cela m’apparaît comme un idéal merveilleux. Je suis pour l’engagement “citoyen” ou social ; pour le militantisme au sens noble, les mobilisations collectives, l’action de groupe avec des proches, dans son quartier, au travail, etc. C’est ainsi que nous sommes le plus libres, même si je ne suis pas naïf et que je sais bien que ces efforts sont eux aussi souvent vains, que l’on accumule les déceptions et les défaites. Mais c’est seulement là que se trouve ce que j’appelle la politique – et même la démocratie ou l’anarchie, deux termes qui peuvent être synonymes, si on les comprend bien. »
[/Propos recueillis par Simone Sittwe/]