Capitalisme et autophagie : Face à l’abîme

Théoricien du courant de la critique de la valeur (Wertkritik dans la langue de Karl), Anselm Jappe place son dernier essai, La Société autophage, sous-titré Capitalisme, démesure et autodestruction1, sous l’inquiétant patronage d’Érysichton. Un roi qui, selon le mythe grec, aurait été châtié pour son hybris et condamné à une faim inextinguible. Jusqu’à se dévorer lui-même.
Par Etienne Savoye.

Érysichton, après avoir bravé un interdit de la déesse Déméter et détruit un arbre sacré peuplé de nymphes pour y construire un fastueux palais, se trouva possédé par la faim, impossible à assouvir, purement quantitative et indifférente au contenu des choses. Aux yeux d’Anselm Jappe, ce mythe dit beaucoup de la folle trajectoire dans laquelle le train de l’humanité se trouve aujourd’hui embarqué. Il anticipe la dynamique d’autodestruction contenue dans la logique même de la valeur, de la marchandise et de l’argent. Par cette résonance mythique, nous voici invités à remonter à la racine de nos maux, il y a près d’un demi-millénaire. Dès ce moment matriciel, le capitalisme émergent sécrète (et s’appuie tout à la fois) sur une forme humaine dont nous ne découvrons vraiment qu’aujourd’hui, en bout de course, le noyau irrationnel : le sujet narcissique, pour qui le réel et les autres ne sont jamais que le prolongement de fantasmes de toute-puissance, ou bien le lieu d’une intolérable résistance engendrant peur, rage et haine sourde.

Mais ce livre, La Société autophage, n’est-il pas un projet théorique lui-même empreint de démesure ? Une tentative vertigineuse et hautement abstraite, destinée en définitive à une petite coterie de happy few sublimes et désespérés ? Anselm Jappe, formé à l’école du Marx du Capital et des Grundrisse, de Theodor Adorno et de Guy Debord, ne fait pas les choses à moitié. Une critique partielle du système capitaliste ne l’intéresse guère. À ses yeux, avant de résider dans une opposition de classes aux intérêts antagonistes, le capitalisme est un « rapport social » qui met en jeu, bien souvent à l’insu des protagonistes, un ensemble de catégories structurantes. Dans cette mesure, La Société autophage est de part en part animée par le souci d’éclairer notre présent à la lumière de telles catégories (valeur, argent, travail abstrait, marchandise), présidant aux transformations successives d’un système dont le cœur a toujours été l’accumulation pour l’accumulation, le profit pour le profit.

Totems de notre auto-dévoration

Pour autant, Jappe n’est pas le ventriloque d’abstractions brusquement descendues dans l’Histoire. Au contraire, il montre comment l’abstraction elle-même est devenue réelle, s’est emparée de ce que nous appelions jadis monde et humanité, pour les transformer en simples matériaux de la croissance du capital. Si l’auteur n’a aucune sympathie pour les cravateux innovants et les start-uppers branchés, il ne cherche pas à ferrailler avec les capitalistes pour espérer les « moraliser », restaurer entre eux les conditions d’une saine concurrence (comme au temps béni du « compromis fordiste ») ou dénoncer leur penchant immodéré pour la concussion. En réalité, même dirigées par des managers éclairés, les entreprises continueraient de rechercher un retour sur investissement. Et cette obsession de la rentabilité a pour effet de dissoudre inévitablement nombre de valeurs morales et sociales que le capitalisme n’a pas créées, mais sans lesquelles il n’aurait pu jusqu’ici éviter de sombrer dans l’abîme. Ainsi, au lieu de chercher sans cesse à améliorer le cadre, à coup de lutte pour l’emploi, de réindustrialisation ou de présence « citoyenne » à l’Assemblée – trois attributs essentiels de toute « ruffinade » –, Jappe sort du cadre et dévoile notre fascination fétichiste pour des créations devenues idoles  : la valeur marchande et sa matérialisation dans l’argent, le travail abstrait (sans qualité) et la croissance, dont la santé nous inquiète si régulièrement. Voilà les totems de notre auto-dévoration.

Cette face objective de la domination capitaliste se double d’une face subjective, nichée au sein même de la psyché humaine. L’inconscient historique se réfracte dans l’inconscient subjectif. De Descartes à Sade et Max Stirner – deux vaches sacrées de l’extrême gauche transgressive – en passant par Kant, l’auteur fait l’archéologie d’un sujet oscillant entre « fantasmes de fusion » et « désirs régressifs » d’un retour à l’unité originaire. En bon lecteur de Hegel, Jappe montre comment l’hégémonie actuelle du sujet narcissique signale ce moment vertigineux où le capitalisme, débarrassé de la plupart de ses entraves pré-capitalistes, vient à la rencontre de son concept. Et, insiste-t-il, cette advenue à soi ne se soutient désormais que par l’imaginaire techno-furieux de tous ceux qui voudraient dépasser l’humain en direction de la fabrication concertée d’une espèce augmentée, dénuée de failles et de manques. Ici encore, l’analyse se situe aux antipodes de la fièvre transhumaniste qui semble même toucher les « Insoumis » pour lesquels, lit-on parfois sur des affiches de com’, il s’agirait de « dépasser les frontières de l’humain ».

Levée des garde-fous

Comment grandir face à l’abîme ? Comment s’y soutenir dans l’existence, soit que l’on n’ait pas de travail, soit que l’on ait acquis depuis longtemps la conviction qu’il est vide, sans finalité et susceptible d’être remplacé par un algorithme quelconque ? Au bout du compte et en pure perte, le sujet narcissique happé par le néant de sa vie place à son tour sa cause en rien, et retourne sa haine contre tous les visages de l’altérité qui lui tombent sous la main – femmes, homosexuels, adeptes de l’autre religion ou de l’autre culture – dans une furie vengeresse prenant la forme d’un suicide élargi (nouvelle version de ce que la société malaisienne traditionnelle appelait la course à l’amok2). Conclusion  : « Les idéologies meurtrières – racisme, ethnocentrisme, antisémitisme, fondamentalisme religieux – ne sont pas incompatibles avec la rationalité marchande. Elles en constituent l’envers. »

Ce qui a réellement changé, ce n’est pas le réservoir fantasmatique de violence et de toute-puissance au cœur du sujet, c’est la levée des divers garde-fous qui freinaient le passage à l’acte, hérités d’époques antérieures et progressivement éliminés par une vie tout entière soumise aux impératifs de concurrence, de rendement et de croissance sans limite. « Plus la société fondée sur la valeur et la marchandise, le travail et l’argent triomphe, plus elle détruit ces reliquats, et avec eux ce qui l’empêche de se précipiter elle-même dans la folie inscrite depuis des siècles en son cœur. » Les massacres de masse contemporains sont ici soumis à une interprétation systémique particulièrement éclairante, dont les trajectoires morbides d’un Stephen Paddock (le tueur de Las Vegas) ou d’un Devin Kelley (le tueur du Texas) ont offert récemment la malheureuse confirmation.

Plonger le regard dans l’abîme

Parce que les analyses de La Société autophage dépendent d’une clé de lecture assumée, elles seront sans doute discutées légitimement chez les philosophes de profession  : ne devrait-on pas être plus attentif au vécu personnel de l’exploitation, au lieu de le résorber sous la domination fétichiste impersonnelle ? Peut-on vraiment faire comme si certaines formes de tueries de masse n’avaient rien à voir avec la religion ? D’autres questions nourriraient sans doute d’intenses débats académiques, sans qu’ils ne soient pour autant coupés de la pratique. Sur ce strict plan, droit dans ses principes, Jappe se refuse à faire bouillir les marmites de l’avenir. À la rituelle question « que faire ? » face à cette situation hors limites, il nous invite à cultiver un réalisme modeste permettant d’« accepter les limites et de s’y installer pour parvenir à des satisfactions réalistes ».

Ce programme à la fois minimal et radicalement anticapitaliste, nul besoin d’être diplômé en critique sociale pour l’entreprendre. Tout un chacun pourra répondre à cet appel, à condition d’accepter de se livrer à un effort intellectuel radical  : plonger le regard dans l’abîme, au risque même d’en retirer ce qui sauve. Pour reprendre la citation de Walter Benjamin  : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer les freins d’urgence. » Le jeu en vaut sans doute la chandelle.


1 La Découverte, 2017.

2 Accès subit de violence meurtrière s’exerçant contre toutes les personnes susceptibles d’être frappées, jusqu’à ce que l’être atteint d’amok soit mis à mort – seul moyen de l’empêcher de continuer à faire couler le sang.

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