Un premier faux sens central, aussi massif qu’un montage orchestré par des chaînes d’information en continu, a servi à dénigrer cette révolte populaire : orientée contre la hausse du prix du diesel et du fioul domestique (comme jadis les jacqueries contre la hausse de différentes taxes touchant à des produits de première nécessité), elle serait essentiellement le fait de beaufs idolâtrant leur bagnole, cet emblème de la société de consommation.
Juste des beaufs en bagnole ?
Le problème, c’est que le mouvement des Gilets jaunes ne défendait pas la voiture en elle-même comme le nec plus ultra d’une vie réussie, mais plutôt comme l’outil indispensable grâce auquel les habitants des bourgs en zone rurale demeurent en capacité de nourrir leurs familles. Tout cela étant donné les désastres produits par l’aménagement du territoire. Derrière la revendication initiale contre la hausse du prix de l’essence se dessine une critique du mouvement de métropolisation qui a délabré depuis des décennies les solidarités traditionnelles dans les zones rurales et péri-urbaines au profit du doublet parking/centre commercial.
Gardons ainsi en tête que la révolte des Gilets jaunes s’est avant tout propagée en province. Le peuple des sans-voix, qui avait intériorisé la représentation dominante selon lequel il ne compte pour rien, s’est soudain mis à parler et à se régénérer au contact des mots de tous les sympathisants s’arrêtant au détour d’un rond-point ou d’une barrière de péage.
Certes, mais la belle affaire
si le but se limite à revendiquer des substitutions au plus haut niveau sans rien remettre fondamentalement en cause. Avant longtemps, un habile démagogue ou un nouveau Poujade auraient dévoyé ce désir de voir les têtes habituelles tomber. Sans que cela soit systématique, on dispose déjà de suffisamment d’expressions formalisées chez les Gilets jaunes pour envisager quelque chose de plus substantiel par-delà le « Macron démission ! ». Ainsi de ce texte des Gilets jaunes gascons, qui réaffirme avec puissance la force incontrôlable du mouvement résidant dans sa détermination de ne pas être représenté, de nourrir les délibérations communes par des discussions incarnées, en face à face, loin des séductions des réseaux sociaux [1]. Ou encore de ce remarquable appel de Commercy qui, détaillant les principes organisationnels du mouvement, reprend par le menu ce que la tradition « populiste » (au sens des Narodniks russes des années 1870) et anarchiste a produit de plus émancipateur politiquement : assemblées populaires quotidiennes où chaque personne, peu importe sa provenance, participe à égalité ; refus des représentants ; organisation de bas en haut en commençant par l’échelon local — lieu de ralliement et de rassemblement symbolisant la communauté de lutte.
Agir par eux-mêmes, c’est encore ce que firent dimanche 16 décembre ces Gilets jaunes réunis à Toulouse pour une AG de 500 personnes, ouverte autour du principe : « Ici, on peut tout dire, sauf des propos racistes, sexistes et homophobes. » Quelque chose nous dit, par conséquent, qu’une digue a définitivement rompu et qu’il sera pour le moins difficile, dans les temps à venir, d’empêcher le développement des germes d’autonomie radicale portés par une frange du mouvement.
Un mouvement anti-écologique ?
S’il est un faux sens de penser que les Gilets jaunes n’ont pour ambition que de se voir reconnus par le pouvoir, stigmatiser leur prétendue indifférence à l’égard du problème écologique l’est tout autant. Pourtant, à l’heure où les lanceurs d’alerte et autres collapsologues sont reçus avec intérêt à l’Élysée, comment soutenir ce populisme du diesel ? Ici encore, un petit retour aux bases de l’antagonisme de classes ne ferait pas de mal.
Ces groupes de Youtubeurs cherchant à fonder un lobby « citoyen », ces colibris connectés, ces adeptes des alternatives constructives à la manière du film Demain, se rattachent en effet de près ou de loin à ce que le philosophe anarchiste Murray Bookchin (1921-2006) appelait l’environnementalisme. Autrement dit, une écologie de métropolitain ou de néo-rural portant avec lui sa religion du petit geste. Ce faisant, on privatise la crise environnementale en laissant entendre aux plus pauvres qu’ils seraient personnellement responsables des catastrophes écologiques par leur consommation excessive.
Face à cette idéologie sous-critique, Bookchin défendait une écologie sociale, articulant une critique de la domination de classe et une critique de l’exploitation de la nature. Il se pourrait que certains Gilets jaunes, sans marcher pour le Climat, en fassent ainsi davantage pour l’écologie sociale. Quel plus beau symbole anticapitaliste qu’une action contre Amazon, laboratoire du devenir-superflu d’une humanité supplantée par des robots qui ont le bon goût de ne jamais faire grève ou demander des augmentations de salaire ? Quant au souci écologique, il suffit de penser aux tonnes de kérosène, de plastique ainsi qu’à la déstructuration du tissu social et culturel induites par le fonctionnement de l’entreprise pour évaluer la pertinence du choix de cette cible.
Populiste jusqu’où ?
Reste la dernière question, sans doute la plus épineuse. Conformément à la novlangue, le mouvement des Gilets jaunes a été accusé de « populisme », au sens où il défendrait le bon peuple travailleur et honnête contre l’élite spoliatrice mais aussi contre les étrangers et les migrants. Il n’en a pas fallu davantage au personnel médiatique pour rejeter cette révolte dans l’ornière des impasses sociales, non loin de ces trop fameuses heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire. Fondé sur un appel à s’organiser sur la base de ce qui relie, le mouvement des Gilets jaunes prêterait encore trop à l’extrême droite, rêvant d’une communauté repliée sur elle-même.
C’est oublier un peu vite le caractère diffus du mouvement. Il est clair que ce mouvement peut amalgamer des positions anarchistes comme celles de l’appel de Commercy ou des Gilets jaunes gascons et d’autres beaucoup plus compatibles avec le renfermement sur une prétendue « vraie » communauté des Français profonds (comme on dit « la France profonde »).
L’historien Samuel Hayat a produit une fort intéressante analyse [2] à partir du concept d’ « économie morale des foules », forgé par l’historien britannique E.P. Thompson [3]. Dans son article, on note une propension à lier automatiquement la dimension conservatrice de la révolte — d’ailleurs non dénuée de pertinence face au monde toujours plus disruptif que promet Macron — et ses perversions fascistes (« excluantes », selon le vocable plus politiquement correct choisi par l’auteur).
On touche ici à l’enjeu déterminant : la colère généreuse animant le mouvement des Gilets jaunes se trouvera-t-elle canalisée et réagencée à des fins nationalistes ou xénophobes ? Ou bien ses vertus politiques et morales désormais extirpées de leur gangue d’humiliation s’articuleront-elles aux mouvements qui ne manqueront pas de coaguler dans la société : contre l’urbanisme délirant et la gentrification des villes, contre une université en miettes, etc., pour dégager l’horizon émancipateur ?
Là réside la part de lucidité que ce mouvement nous recommande d’adopter, en parallèle de l’enthousiasme légitime qu’il suscite. Parce qu’il était inattendu, parce qu’il rouvre un futur que l’on pensait cadenassé et qu’il reste encore imprévisible, il n’est guère aisé d’y débrouiller les revendications radicalement démocratiques de leurs trahisons représentatives. À l’heure où l’exécutif, pour la première fois depuis un an et demi ostensiblement sur le reculoir et où les politicards « de gauche » désarçonnés et les journalistes en mal d’explications simplistes se jettent comme des charognards sur l’idée piégeuse d’un « référendum d’initiative citoyenne », nous voici acculés à une position nécessairement ambiguë : rester froidement attentif aux inflexions potentiellement ruineuses de la révolte tout en soufflant encore et toujours sur les brèches ouvertes par un peuple reprenant son destin en main.
[/Renaud Garcia, décembre 2018/]
Cet article est issu de notre dossier « Les pages jaunes de la révolte », 15 pages consacrées aux Gilets jaunes dans le n°172 de CQFD, paru en janvier 2019.
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Quelques articles de ce dossier publiés en ligne :
- Et soudain, la Macronie trembla – De quel peuple est ce gilet ? > Depuis plus d’un mois les qualificatifs se bousculent pour tenter de comprendre la vague jaune qui a foutu un sacré coup dans les gencives de la start-up nation : inédit, hétéroclite, factieux, nouveaux sans-culottes, jacquerie en réseaux, mouvement sans tête, populisme... Une certitude : cette révolte a chamboulé beaucoup de repères.
- Violences policières – David Dufresne : « Cette répression laissera des traces » > Parcourir « Allô Place Beauvau », le fil Twitter que le journaliste David Dufresne a lancé le 4 décembre dernier pour recenser les violences policières, procure vite une sensation d’écœurement. D’autant que la liste ne cesse de s’allonger : 207 signalements – souvent assortis de vidéos – à l’heure où ces lignes sont écrites... La parole est à l’accusation.
- Récupérations politiques à l’extrême droite – Du brun dans le jaune > Aux abois, Macron aimerait choisir ses adversaires. Et à tout prendre, ceux avec qui il débattrait d’identité nationale et d’immigration lui conviennent mieux que ceux qui crient justice sociale. Pour cela, ministres et médias lui apportent sur un plateau des porte-parole autoproclamés qui flirtent avec la fachosphère. Passage en revue des gilets bruns surfant sur la vague fluo.
- Saint-Nazaire – « Pas possible de rentrer chez soi après ça » > À Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), l’assemblée générale des Gilets jaunes a su d’emblée se préserver de possibles manipulations d’extrême droite en se déclarant constituée « sur des bases clairement antiracistes ». Retour sur une expérience de démocratie directe à la pointe de la révolte jaune fluo.