Vox Poetik # 19 – Diaty Diallo

« Ça danse à s’en niquer les os »

Mortibus et inutile la poésie ? Que nenni. Cette chronique « Vox Poetik » reviendra régulièrement vous le seriner en vous proposant des extraits qui nous hérissent les chakras. Dix-neuvième salve, quelques paragraphes habités de Diaty Diallo, tirés de son premier roman, Deux secondes d’air qui brûle. La police tue ? Une réplique se prépare. Ce qui n’empêche pas de danser, pour conjurer le sort.

Une cité de banlieue parisienne, banale, gris béton et colorée, poisseuse et solidaire. La vie qui y coule le temps d’un été, entre barbecues, motos qui se lèvent en y et lourd harcèlement policier. Et puis un flic qui tire sur un môme qui n’obtempère pas, Samy, le frère de Chérif. Il meurt. Alors les autres mômes se consument de tristesse sans se résigner, préparent le grand feu d’artifice de la contre-attaque. Trop c’est trop.

Deux secondes d’air qui brûle (2022, Le Seuil) est le premier roman de Diaty Diallo. Il suit quelques journées de jeunes touchés mais pas coulés, Astor, Issa, Demba, Nil. Il est empli de rage et de beauté. Il est pudique et loin des caricatures. Il balafre les attendus et donne des cours de chimie. Il est plein de poésie, aussi. Et avant que tout ne brûle, il y a ce moment où, à côté de la pyramide ornant la place, une fête s’organise, entre hommage au défunt et soulagement par l’exutoire techno.

Extrait :

« Les assiettes se sont vidées, des petits jouent à chat perché, leurs joues sont barbouillées de sauce. Certains anciens somnolent les yeux à demi clos, fatigués par la digestion. Les filles et les fils ont aidé les mères à débarrasser les tables, jeter la vaisselle en carton dans de grands sacs-poubelle noirs, replier les chaises et les barnums. Des petits groupes de voisins se sont formés, ça papote dans des bruissements d’éventails. Sans aucune annonce, les réverbères et la pyramide s’éteignent et plongent la place dans la pénombre. Seules les guirlandes continuent de clignoter. Les conversations se sont évanouies. L’espace d’un instant, en fermant les yeux, la place semble avoir été désertée par la foule. Mais, plongées dans une semi-obscurité, les mines sont simplement concentrées, dirigées vers l’enfièvrement qui se profile.
Il y a quelque chose à calmer ce soir. Ensemble. Quelque chose de dur qu’il faut soulager à défaut de guérir. Ensemble.
Quand une personne est arrachée trop tôt à sa vie, la souffrance déborde de son foyer pour atteindre la rue. C’est une communauté qui a mal.

De la pulpe des index, Hawa pose un vinyle sur sa platine gauche. Il entre en rotation et le diamant en contact avec la surface aux stries moirées. Un grésillement s’opère. Un souffle. Froissement ailé. Le set démarre. Et la fête reprend là où elle s’était éteinte. C’est pour toi notre ami, qui n’a pas pu la faire. Ces instants d’envol qu’on nous retire. Nos cœurs qui battent hardcore. Nos mouvements de bras, de jambes, nos bassins qui font des huit. Ce soir, au moins, une dernière fois.

Et les fragments d’une house déchirante envahissent des mètres cubes d’air et de béton, serinés torrides, par un sampler dont Hawa tapote fiévreusement les pads.
Les sons se couchent les uns sur les autres, s’entremêlent en serpentins complexes. Des notes claires s’associent au souffle que produisent les caissons de basse.

Un avion en train d’atterrir sur un tarmac à quelques kilomètres d’une ville fantôme.
Des baisers sur des ballons remplis d’hélium.
Des sphères dodues, particules de savon scintillantes, éclatent au contact des vocalises d’une meuleuse.
Des voix chaudes propagent leurs variations entre les touffes d’herbe fatiguées et les fleurs asphyxiées poussant dans les interstices d’une dalle.
Des mobylettes pétaradent leurs paroles désarticulées. Imperturbables, le réservoir rempli d’un liquide remuant.
Des notifications bombardent un téléphone.
Une pellicule n’en finit plus de se rembobiner dans un appareil photo.

Et une voix répète, fight the power. Fight the power. Fight the power.

[…]

Et tout autour, ça danse à s’en niquer les os. »

Précédents épisodes Vox Poetik :
#1 : « Je crache sur votre argent en chien de fusil » (Gaston Miron)
#2 : Le toast de l’ami italien (Erri de Luca)
#3 : « Aux personnes qui me merveillent » (Valérie Rouzeau)
#4 : « Des têtes de fromages de tête » (Jacques Prévert)
#5 : « Paix sur la terre aux pommes de terre » (Brigitte Fontaine)
#6 : « Les dieux sont au PMU » (Kae Tempest)
#7 : « Un endroit où Billy The Kid peut se cacher quand il tire sur les gens » (Jack Spicer)
#8 : « Non, non, pas acquérir » (Henri Michaux)
#9 : « Des bêtes vivent sur nos visages » (Laura Vazquez)
#10 : « Des larmes de honte et de boue » (Boris Vian)
#11 : « Au fou, au fou ! » (Raymond Asso & Damia)
#12 : « La paix a un cancer du poumon » (Maung Day)
#13 : « On entend seulement le montagnard du Kremlin » (Ossip Mandelstam)
#14 : « Seul un insensé parle mal du vin » (Omar Khayyam)
#15 : « La poésie ne va pas à la messe » (Eugenio de Andrade)
#16 : « Le courage de cette tempête à deux flocons » (Richard Brautigan)
#17 : « Que le jour se lève, sur ce mauvais rêve » (Robert Desnos)
#18 : « Du haut de la tour, je jetterai tous les artistes » (Franco Battiato)

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Paru dans Vox Poetik
Mis en ligne le 09.09.2022