Dossier « Vieillesses rebelles » : l’intro
C’est la lutte finale !
À l’origine de ce dossier sur les « vieillesses en lutte », il y a les visages et les frasques des vieux trublions qui nous entourent. Il y a la grand-mère de l’une d’entre nous qui, à 83 ans et en plein confinement, décida d’envoyer valser les barrières qui l’empêchaient d’accéder à la plage parce que la police n’avait pas à la « priver de la mer ». Et puis il y a ce grand-père qu’on aurait dit tout droit sorti de la BD Les Vieux Fourneaux [lire p. V] quand il insistait lors de contrôles routiers pour que les gendarmes soufflent eux-mêmes dans le ballon avant d’accepter de s’y atteler. Dans la même veine, il y a cette vieille copine qui collait des stickers anti-aéroport sur chaque camion de flics qu’elle croisait à Notre-Dame-des-Landes, arguant que leurs Iveco flambant neufs étaient payés par le contribuable et que, par conséquent, ces véhicules étaient un peu les siens.
Parmi ces anciens à l’insolence gouailleuse qui refusent de jouer le rôle de garants d’un ordre établi qu’ils vomissent, il y a toutes celles et ceux qui continuent de serrer les rangs des cortèges de Gilets jaunes, balayant d’un revers de main le risque d’y laisser un œil [pp. VI & VII]. Ainsi de Gérard Lagorce, cégétiste septuagénaire et lorrain qui slalome aujourd’hui encore entre les lacrymos [p. IV]. Preuve, s’il en fallait une, que les vieux aussi peuvent apporter leur pavé à l’édifice des luttes [pp. II & III].
On voit d’ailleurs mal comment la vieillesse pourrait effacer une vie de combat. « Au cours de l’histoire comme aujourd’hui, rappelait Simone de Beauvoir dès 1970, la lutte des classes commande la manière dont un homme est saisi par sa vieillesse ; un abîme sépare le vieil esclave et le vieil eupatride, un ancien ouvrier misérablement pensionné et un Onassis. […] Ce sont deux catégories de vieillesses, l’une extrêmement vaste, l’autre réduite à une petite minorité, que crée l’opposition des exploiteurs et des exploités. »1 Lutte des classes un jour, lutte des classes toujours.
Parmi ceux qui se mobilisent, il y a aussi celles. À l’image de Thérèse Clerc, décédée en 2016 au bout d’une vie de combat féministe : elle qui avait découvert le militantisme à l’orée des années 1970 et s’était investie au Mlac (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) avant de fonder en 2013, à 85 ans, la Maison des Babayagas de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Un habitat collectif, social et « autogéré » destiné aux femmes de plus de 60 ans. Dans un entretien paru en 2009 dans la revue Mouvements, Thérèse Clerc racontait comment son engagement féministe et celui des femmes dont elle s’était entourée étaient intimement liés au combat qu’elles menaient, devenues vieilles, pour que leur « anti-maison de retraite » voie le jour : « Toutes les femmes qui ont porté ce projet avec moi ont participé, d’une manière ou d’une autre, au mouvement des femmes des années 1970. La non-mixité vient de là. Mais elle a aussi d’autres raisons, liées à la vieillesse. D’abord, notre projet s’adresse à une catégorie d’âge dans laquelle il y a beaucoup moins d’hommes que de femmes. Ensuite, il me semble que notre génération de femmes, qui s’est toujours occupée des autres, a maintenant le droit de s’occuper un peu d’elle-même. » Avant d’ajouter : « Le risque de la mixité, c’est de retomber dans des rapports de pouvoir classiques, que les hommes par exemple nous voient comme de “vieilles mamans” ayant vocation à nous occuper d’eux.2 » Féministe un jour, féministe toujours.
Brigitte Fontaine, 80 berges et des poussières, ne dirait certainement pas le contraire, elle qui chante dans son dernier album, sorti début 2020, une Vendetta emplie de provoc’ contre le « sexe fort » [p. XI] : « Masculin assassin / La vendetta du con / C’est la mort du couillon / Qu’on empale tous les mâles. »
Se tenant à bonne distance des vieux conservateurs accrochés au pouvoir et des bulletins de vote RN, il y a donc toutes ces vieilles, tous ces vieux, qui, par leur investissement politique, associatif et militant fermement ancré à gauche, ont de quoi laisser perplexe les partisans d’une théorie selon laquelle un certain désengagement frapperait particulièrement les personnes âgées. Certes, la retraite est parfois vécue comme « une mort sociale », mais « il n’en demeure pas moins que de nombreuses personnes âgées, notamment des femmes, demeurent actives socialement3 », ainsi que l’observaient quatre sociologues québécoises en 2003.
Et si les pages qui suivent entendent bien réhabiliter l’image d’une vieillesse rugissante, elles s’inscrivent aussi en faux contre certaines visions normatives du « bien vieillir » qui, « si positives et attrayantes soient-elles en apparence, entretiennent la polarisation entre ceux qui auraient et ceux qui n’auraient pas “réussi” leur vieillissement4 ». À chacun le sien.
1 Extrait de La Vieillesse, un livre publié chez Gallimard en 1970 et réédité en 2020.
2 Catherine Achin, Juliette Rennes, « La vieillesse : une identité politique subversive. Entretien avec Thérèse Clerc », Mouvements n° 59.
3 Michèle Charpentier, Anne Quéniart, Nancy Guberman et Nathalie Blanchard, « Les femmes aînées et l’engagement social : une analyse exploratoire du cas des Mémés déchaînées », Lien social et Politiques n° 51, 2004.
4 Op. Cit.
Cet article a été publié dans
CQFD n°194 (janvier 2021)
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Paru dans CQFD n°194 (janvier 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Lise Lacombe
Mis en ligne le 02.01.2021
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