Bavure de Joué-lès-Tours : Cinquième colonne à la une

Peu avant Noël dernier, une série d’actes violents, près de Tours, à Dijon et Nantes, ont failli gâcher la grande fête commerciale annuelle. L’argument djihadiste était brandi par les argousins comme par les journaleux. Les copains du site La Rotative proposent ici de revenir sur le drame controversé de Joué-lès-Tours.

Samedi 20 décembre, 14 heures. Bertrand Nzohabonayo, 20 ans, est abattu par des policiers à Joué-lès-Tours. Quatre coups de feu sont tirés. Bertrand, que ses copains appelaient Bilal depuis sa conversion à l’islam, avait blessé trois représentants des forces de l’ordre. Le ministre de l’Intérieur arrive sur place, les médias s’emballent, on parle d’attaque terroriste. D’après les autorités, Bertrand se serait présenté devant le sas du commissariat, qu’il aurait violemment secoué, avant de seriner le fonctionnaire qui lui a ouvert la porte, en criant « Allahou akbar ! ». Manuel Valls prévient  : « Ceux qui s’en prennent [aux policiers] devront faire face à la sévérité de l’état. » L’enquête est confiée à la sous-direction antiterroriste.

Et puis, rapidement, des doutes émergent sur la fiabilité du récit policier. Des témoins évoquent une interpellation violente, coup de pression et balayette de la part des flics, ce qui aurait fait péter un plomb à Bertrand, lequel aurait sorti un couteau pour se dégager. L’interpellation aurait à voir avec une bagarre, la veille, entre un agent du commissariat et un civil. Le flic en question, Loïc, est bien connu dans le quartier où vivait Bilal : il a récemment été condamné en première instance pour des faits de violence contre deux automobilistes noirs. Aucun rapport entre l’altercation de la veille et la venue de Bertrand Nzohabonayo au commissariat, assure le parquet. Mais Loïc a quand même été entendu par les services antiterroristes en charge de l’affaire. Et a été muté à Tours dans la foulée.

D’autres déclarations du procureur contribuent à semer le doute. Il assure que les caméras de vidéosurveillance du commissariat pointent vers l’arrière du bâtiment, alors qu’un simple déplacement sur place permet de se rendre compte que l’une pointe sur une entrée latérale, une autre sur l’entrée du parking, située sur la place devant le comico.

A propos d’une photo sur laquelle beaucoup croient voir Bertrand, allongé sur les marches ensanglantées menant au commissariat, le proc’ explique qu’il s’agit en fait d’un policier blessé, alors que l’individu est apparemment noir, et qu’il n’y a pas de policier noir à Joué-lès-Tours... Mais le parquet qualifie de rumeur tout ce qui sort du cadre de la version policière. à la violence de la mort d’un proche vient s’ajouter la violence du déni de justice. Les doutes sont balayés d’un revers de la main par l’institution judiciaire, qui exige de la famille qu’elle se satisfasse d’un récit qui prend l’eau. De toute façon, immigrés issus de quartiers populaires, leur parole n’a pas de crédit.

L’affaire se prête à merveille à la stigmatisation médiatique. Un Bertrand « Bilal » Nzohabonayo qui a le profil parfait de l’agresseur djihadiste  : jeune Noir, converti à l’islam, un petit casier judiciaire, un collier de barbe... Et tant pis si le portrait que font de lui les médias et la police ne correspond pas à l’homme que ses proches connaissaient. «  Dès lors qu’il y a un lien avec l’islam, l’affaire est dans le sac », analyse un membre du collectif Vérité et Justice pour Bertrand Bilal. A cela s’ajoute un quartier de la banlieue de Tours récemment « désenclavé » par un tram dessiné par le désuet Daniel Buren, où 50 % des jeunes sont au chômage, et où les rapports entre les habitants et la police sont décrits sur le ton de la confrontation guerrière. Du coup, quand les proches de Bilal ont voulu organiser, le 10 janvier dernier, un rassemblement devant le commissariat pour inviter de nouveaux témoins à se faire connaître, un syndicat policier y a vu une « provocation ». En même temps qu’il forçait la main du préfet pour qu’il le fasse interdire, il diffusait un tract orné d’un superbe « Je suis policier » sur le thème de « Je suis Charlie ».

Il faut dire que la mort de Bertrand Bilal est survenue au pire moment. Le lendemain de sa mort, un type jette sa voiture sur la foule à Dijon ; le surlendemain, même scénario à Nantes. Et à chaque fois, quelqu’un croit avoir entendu « Allahou akbar ». Tout est englobé dans un même ensemble, avec un rappel des médias et des autorités : l’état islamique encourage les candidats au djihad à lancer des attaques contre les infidèles. Le récit médiatique global écrase l’individuel, la mort de Bertrand devient un élément accessoire. Si, pour Dijon et Nantes, la piste terroriste a été abandonnée, l’étiquette reste collée au nom de Bilal. Et tant pis si des témoins affirment qu’il n’a pas crié « Allahou akbar ». Désormais, face à ce qu’ils ressentent comme une « salissure », ses proches souhaitent lutter pour le réhabiliter. Un combat symbolique, parallèle à la bataille juridique. « Je veux défendre la dignité d’un ami qui a été tué », explique un de ses copains.

En apposant sur un homme le qualificatif de terroriste, sceau de l’ignominie la plus haute aujourd’hui, on le met au ban de la société, voire de l’humanité. Au-delà de la condamnation judiciaire, l’adjectif vaut condamnation morale et donne implicitement le permis de tuer. On justifie la mort d’un homme en l’en rendant intégralement responsable. Par là même, on jette l’anathème sur sa famille et ses amis, soupçonnés en creux de complicité, et à ce titre non légitimes à souffrir, à poser des questions ou à réclamer justice. Et après le 7 janvier, la foule qui se lève pour défendre la République unie contre de supposés barbares acquiesce, ravie qu’elle est d’avoir été défendue. Les flics font figure de héros, là où quelques semaines encore le slogan « ACAB » résonnait dans des manifs contre les violences policières.

Si la stratégie de diabolisation ourdie par les autorités n’a pas fonctionné bien longtemps après la mort de Rémi Fraisse, elle est toujours à l’œuvre pour Bertrand Bilal comme le montre l’absence de soutien massif à ce dernier. Il y a fort à parier que l’état nous resserve à l’avenir cette stratégie, qui en plus de nous empêcher d’y voir clair alimente les pires délires conspirationnistes.

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Paru dans CQFD n°129 (février 2015)
Dans la rubrique Carte blanche

Par La Rotative
Mis en ligne le 12.03.2015