Au grand bazar de l’armement

Armes "non létales" : genèse d’une imposture

L’enfer serait pavé de bonnes intentions. Les armes (dites) non létales aussi. Leurs inventeurs ont souvent nourri de candides espérances. Celles d’un avenir radieux, moins violent et sanguinaire. Cochon (armé) qui s’en dédit.

Metz, fin des années 1980. Le Mosellan Pierre Richert accouche enfin de son « bébé ». Joie et cotillons. Certes, l’invention ne paye pas de mine. Toute de lourd plastique et gros canons, elle est même plutôt moche. Mais l’essentiel est ailleurs. Dans cette conviction que ce pistolet à balles en caoutchouc non perforantes permettra bientôt aux « faibles, [aux] personnes seules, en général âgées [de] stopper net un agresseur sans le tuer, ni le blesser 1 ».

Par Q. Faucompré.

Un peu monomaniaque, le Richert. Le jour, l’homme exerce comme expert en balistique. La nuit, il bricole des armes nouvelles. Depuis des années, il cherche un moyen d’éviter aux « honnêtes gens » à la gâchette facile de comparaître sur le banc des accusés pour avoir tiré sur des « cambrioleurs forçant leur domicile2 ». Cette fois, il tient la solution – commercialiser une « arme d’autodéfense », qui prendra la place de la carabine de papy dans les foyers français. Un plan parfait. Sauf que le premier modèle de l’arme, sorti des chaînes de l’armurier français Verney-Carron en 1991, ne rencontre pas immédiatement le succès escompté. Un flop. Les ventes s’emballeront finalement un peu plus tard, quand les flics comprendront tout le potentiel de l’arme. Ils y viendront vite.

Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, les frères Tom et Rick Smith se remuent pareillement le ciboulot. Eux aussi sont décidés à mettre au point une arme permettant de neutraliser un agresseur. Ils y pensent depuis que deux de leurs amis ont été assassinés en pleine rue, victimes de l’une de ces fusillades dont l’Amérique a le secret. « Les Smith se lancent alors un défi, story-tellise le site de l’industriel Taser. Créer […] une arme propre, qui ne tue pas et ne blesse pas. Une antithèse en quelque sorte. » Avec l’aide d’un ingénieur de la Nasa, les frangins planchent sur un projet de pistolet électronique paralysant. En 1999, champagne ! – le premier modèle de Taser, destiné aux particuliers, est commercialisé. Mais l’Américain moyen ne se rue pas sur l’arme. Et ce sont à nouveau les services de police qui vont finalement faire la fortune de l’entreprise.

Pierre Richert et les frères Smith, même combat ? Il est en tout cas frappant de constater combien ces deux histoires d’invention ont de points communs. Entre autres, la mise en scène du refus de la violence et celle de la protection des plus faibles. Ce n’est pas un hasard. Pour l’industrie des armes « non létales », ce récit un brin mythifié des origines est même essentiel. Insister sur les sentiments prétendument généreux des inventeurs de ces armes permet de camoufler leur véritable nature. De les réduire à de bonnes intentions. Et de rendre positif tout discours s’y rapportant. La vie est belle, le soleil brille, et les nouveaux joujoux préservent du sang et des larmes. Amen. Presque une religion : les acteurs du secteur ne manquent jamais d’afficher leur foi profonde dans la non-létalité. Ainsi de la radieuse devise du département étasunien en charge de ces engins : « Pax custimus, vita custimus » («  Nous préservons la paix, nous préservons la vie  »). Ou encore du slogan de Taser International : son pistolet « sauve des vies tous les jours ». Alléluia. À ce petit jeu, les Français ne sont pas en reste. En 2005, Antoine di Zazzo, alors distributeur du Taser dans l’Hexagone, dit de sa machine à court-jus qu’elle constitue un « facteur de paix civile ». Quitte à en rajouter un max : « Dans cinq ou dix ans, il n’y aura plus d’armes à feu, je vous en fais le pari.3 »

Le pari a été perdu ? Qu’importe. Les fabricants et promoteurs ne se sentent nullement tenus par la réalité des mots. À cette dernière, ils préfèrent la novlangue orwellienne, qui permet de dire tout et son contraire. La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. Et les armes, d’innocentes fleurs. Ces gens se contentent de dévider le fil d’un mensonge originel, depuis longtemps repris partout et par tous : il existerait des « armes non létales ».

En réalité, la létalité d’une arme dépend uniquement de l’usage qui en est fait. Autrement dit : « Un coup de poing dans la gorge est plus certainement létal qu’une balle dans le pied.4 » Autant que peut l’être un tir de Flash-ball ou un jet de lacrymo. Ces cinq dernières années, ces armes ont provoqué en France la mort de trois personnes. D’abord Mahamadou Marega, tué en novembre 2010 à Colombes de deux décharges de Taser et de multiples jets de lacrymos. Puis Mustapha Ziani, mort en décembre 2010 à Marseille après avoir reçu un tir de Flash-ball au thorax. Et enfin Rémi Fraisse, tué en octobre 2014 à Sivens par une grenade offensive.

À chaque fois, un même constat : les règles d’utilisation de ces armes n’ont pas été respectées. Et la hiérarchie policière et les responsables politiques ont couvert les coupables. Circulez, il n’y a rien à voir ! Peu importe que Mahamadou Marega soit mort parce que deux policiers ont fait « un usage abusif » de leur Taser « en mode contact 5 ». Que Mustapha Ziani ait été tiré comme un lapin, presque à bout portant, quand les uniformes ne sont pas censés user du Flash-ball à moins de sept mètres de distance. Que la grenade ayant tué Rémi Fraisse ait été lancée sans les sommations réglementaires. Et sans que la situation le justifie non plus : « Il était […] impossible aux opposants de venir menacer directement l’intégrité des gendarmes », affirme le récent rapport d’une commission d’enquête citoyenne.

Alors quoi ? Trois morts, trois bavures ? Que nenni. Si ces armes sont souvent qualifiées par leurs propagandistes de solutions « anti-bavures », elles en constituent en réalité l’exact inverse. En combinant force brutale et usage décomplexé, elles s’affirment comme de redoutables moyens de violence policière – en somme, la menace d’un état de bavure permanent. « La banalisation du recours à ces armes vient précisément du fait que, normalement, elles ne tuent pas », expliquait le chercheur Olivier Razac, en 2012, dans un entretien publié sur le site Article11. « Dès lors, les freins à leur utilisation s’abaissent et l’on peut bien penser que cela n’est pas si “grave” de s’en tirer avec quelques bleus.  »

Souvent, les bleus virent au rouge vif. Parfois, il s’agit carrément de lourdes blessures. Un recensement « des éborgnements, blessures graves ou décès dus à des tirs policier au Flash-ball, LBD [Lanceur de balle de défense] et grenades offensives en France  » fait ainsi état de 45 victimes (dont quatre décès) entre 1994 et 20146. Cette sanglante comptabilité met aussi en lumière les cibles favorites des uniformes : les habitants des quartiers populaires, ainsi que les manifestants engagés dans les luttes radicales comme celles contre le barrage de Sivens ou l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Presque toujours, ces victimes sont des ados ou des jeunes adultes. Parfois même, elles ne sont pas sorties de l’enfance. Aux Tarterêts, en juin 2011, Daranca Gimo, neuf ans, est ainsi gravement blessée par un tir de Flash-ball. Cinq mois plus tard, à Mayotte, Nassuir Oili, huit ans, perd un œil après avoir été la cible de la même arme.

Frapper les indésirables – parfois avec sauvagerie. Mater les opposants. Neutraliser les prétendus ennemis intérieurs. Les marquer dans leur chair. Voilà la véritable fonction des armes (dites) non létales. « Leur cible principale est la population civile ; ces armes ne sont pas destinées à tuer et le font rarement, souligne la chercheuse Carol Ackroyd. Elles visent bien davantage les cœurs et les esprits. 7 »


1 Citation piochée dans le magazine Pro Sécurité du 5 novembre 2002.

2 Ibid.

3 Cité dans le n° 2 de La Gazette de l’Info, novembre 2005.

4 Intervention du général Saffray lors d’un colloque au Sénat le 16 avril 2008.

5 Observation du Défenseur des droits, en date du 4 mai 2012.

6 Sur le blog du groupe de travail du 27 novembre 2007.

7 Dans The Technology of polical Control, publié aux États-Unis en 1977.

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Paru dans CQFD n°139 (janvier 2016)
Dans la rubrique Le dossier

Par Jean-Baptiste Bernard
Illustré par Quentin Faucompré

Mis en ligne le 18.03.2018