La bière à l’amer
Alcoolisme : « Le cynisme est total »
« Daniel, mon grand-père, est malade de l’alcool comme ses frères et sœurs, et comme ses parents, ses oncles, ses tantes et peut-être même ses grands-parents avant lui », écrit l’auteur de Treize années à te regarder mourir (éditions du Commun, 2025). Un terrible constat, l’héritage de la maladie alcoolique frappant également ce père qui est au cœur du récit. Cette perpétuation ne doit rien au hasard, bien au contraire.
Il en faut du courage pour livrer cette histoire et en faire un témoignage magnétique, propulsé par une plume pudique et incisive. Il en faut de la rage accumulée pour dénoncer frontalement la chape éthylique sévissant dans cette ville abandonnée du Berry qu’est Châteauroux. Il en faut de l’amour pour tirer le portrait de ce père en perdition, que jamais il ne juge. Car de bière en bière, son père se détruit inéluctablement, perpétuant la relégation sociale associée à la vie en ZUP : « Nous sommes ce que les gens qui n’en sont pas appellent des “cas sociaux” . »
« Dans le cas de mon père, l’alcool a été un déclencheur du déclassement social dans sa dimension matérielle »
Benjamin est l’exception qui confirme la règle, lui qui s’arrache à ce destin pour fuir le Berry direction Paris, s’émancipant du carcan de la reproduction sociale et de l’abandon étatique. De « cassos » à écrivain, il ne renie pourtant en rien ses origines. Entretien avec un jeune homme en colère.
L’alcoolisme est-il la cause du déclassement social ou bien est-ce l’inverse ?
« Dans le cas de mon père, l’alcool a été un déclencheur du déclassement social dans sa dimension matérielle. C’est non seulement la famille qui est touchée, mais aussi la maison, le travail, puis le corps. Ce déclassement a toujours plané au-dessus de nous. Mon père a vu sa mère souffrir avant lui, son père mourir avant lui. Il sait bien que pour ce monde, pour cette société organisée autour du capital, il n’est rien. Et ce “être rien”, il le vit au quotidien dans les humiliations infligées par les petits patrons, par l’agence d’intérim qui “place” les personnes dans une entreprise, par la précarisation du travail qui fait de l’ouvrier non qualifié de la chair à faire tourner des machines.
« Les alcooliques sont traités comme des moins que rien par les médecins »
Malgré tout, il faut avancer dans la vie et montrer qu’on coche des cases, se marier, avoir des enfants, acheter une maison… Tout ça sous le regard méprisant des voisins. »
Ton père est décrit comme n’arrivant pas à dépasser sa condition et intériorisant le mépris. C’est ça qui le maintient dans l’alcoolisme ?
« Il y a effectivement une intériorisation du mépris de classe qui se vit partout (à la banque, à la CAF, à la Sécu, aux impôts, puisqu’à l’époque on se déplace dans les centres de finances publiques). Ce rejet du pauvre est avant tout véhiculé par l’État et les services publics. Il explique en grande partie la haine de mon père envers lui-même et ce qu’il incarne. Ce qui le maintient dans l’alcool, c’est aussi le manque total de prise en charge médicale, que ce soit à l’hôpital ou en médecine de ville. Les alcooliques sont traités comme des moins que rien par les médecins.
« Poser l’alcool comme un enjeu sanitaire de premier plan, c’est prendre le risque pour les gouvernants de faire perdre des milliards d’euros de chiffre d’affaires à leurs potos à la tête des grands groupes »
Dans un pays où plusieurs millions de personnes ont un “problème avec l’alcool” pour reprendre les termes d’une campagne de prévention télévisée des années 2010, aucun réseau de santé spécialisé n’existe. Les familles et avant tout les femmes et les enfants sont livrés à eux-mêmes et à elles-mêmes, souvent victimes de la violence des malades de l’alcool, qui provoque emportement, agressivité et troubles paranos. »
Pourquoi aucune institution n’a-t-elle pris en charge sa maladie ?
« Prendre en charge la maladie par l’institution, c’est reconnaître la responsabilité de l’État dans ce qui représente un enjeu sanitaire majeur. Par ailleurs, les niveaux de connivence entre sphères économiques et sphères politiques sont tels que le lobbying des grands groupes alcooliers joue un rôle prépondérant dans ce refus politique de traiter ce problème. Poser l’alcool comme un enjeu sanitaire de premier plan, c’est prendre le risque pour les gouvernants de faire perdre des milliards d’euros de chiffre d’affaires à leurs potos à la tête des grands groupes et de dégrader leur image. Il est bien plus commode de pointer du doigt la responsabilité individuelle dans la consommation d’alcool et de faire de l’alcoolique un coupable. Mais tous les alcooliques ne se valent pas. Les plus fortunés peuvent se mettre au vert dans de luxueux établissements de désintoxication et continuer à jouir de tout un réseau social. Par contre, les malades des classes populaires meurent seuls chez eux et sont souvent retrouvés des jours après leur décès, comme ça a été le cas de mon père. »
Tu racontes le mépris social envers la ZUP, qui vous vaut le surnom de « cassos »…
« Le mépris social se manifeste d’abord par le regard. C’est souvent la première forme de contact entre êtres humains. La personne de l’accueil à la CAF, à la mairie, au tribunal ou encore, au commissariat. Puis ce mépris se prolonge par la parole. Les populations plus pauvres ou isolées irritent par leur façon de parler ou par leurs questions. Le premier regard porte sur le langage corporel et vestimentaire, puis les mots échangés trahissent notre condition et justifient les mauvais traitements de la part des agents de l’État.
« L’État cherche à minimiser les coûts du système social sur le dos des malades »
Après être allé au commissariat à 15 ans pour dénoncer les faits de violence dont j’étais victime à la maison, avec constatation des coups par le médecin mandaté par l’institution, l’officier de police judiciaire déclare au procureur que ce n’est qu’une “petite baffe” et qu’on peut me renvoyer chez moi sans mesures de protection. Il ne se cache même pas de cette discussion téléphonique. Il ment devant moi, impunément. Parce que nos existences n’ont pas de valeur à leurs yeux. Nous représentons un poids pour la police qui est formée pour aller au combat plutôt que pour protéger et assister la population. Par ailleurs, l’institution judiciaire fait preuve d’une indéniable haine à l’égard des pauvres. En témoigne le nombre de personnes issues de milieux populaires emprisonnées sous des conditions abjectes dans ce pays. »
Tu racontes que ta famille est considérée comme improductive et donc rejetée du jeu social. Comment ça se manifeste ?
« Par une volonté délibérée de limiter le coût financier imputé par nos existences au système. Mon père a par exemple été déclaré invalide à seulement 80 % alors qu’il ne pouvait plus avoir d’activité physiquement engageante. Il ne pouvait pas marcher plus de 10 ou 15 minutes, ne pouvait plus conduire. Il avait beaucoup de mal à tenir un stylo ou rouler ses propres cigarettes. Il aurait dû être déclaré invalide à 100 %. Seulement, l’État cherche à minimiser les coûts du système social sur le dos des malades. Le cynisme est total.
Les sans-abri sont par exemple majoritairement issus de l’Aide sociale à l’enfance quand ils étaient mineurs. Une grande partie d’eux souffrent de pathologies psychiatriques graves, sans aucune prise en charge de l’État. Ces personnes ont besoin d’un logement, d’un hôpital et d’un revenu minimum qui leur permettraient de vivre dignement et de s’insérer dans la société. Ce ne sont pas les pauvres qui rejettent le système, c’est le système qui ne veut pas d’eux. Pour que les riches soient toujours plus riches, les pauvres doivent être toujours plus pauvres. »
Colette est le personnage le plus « positif » du livre. Comment se différencie-t-elle des autres personnes faisant partie de ton environnement proche ?
« Ma grand-mère Colette a été la seule personne de mon entourage familial à ne jamais faire preuve de violence à mon égard. Et ma seule source de douceur et de tendresse durant toute mon enfance, une tendresse et une douceur pudiques et discrètes qui ne se manifestaient pas par de l’affection physique ou des câlins mais par des regards et, parfois, des mots. Elle m’appelait “Chéri” quand elle s’adressait à moi.
Colette a vécu une multitude de violences infligées par son mari Daniel, que je n’ai heureusement pas connu. Elle a demandé le divorce à deux reprises, suite à des violences dont elle n’a jamais voulu me raconter la nature. La justice le lui a refusé à chaque fois. Il a fallu attendre que Daniel se suicide dans l’appartement d’un coup de carabine pour que Colette soit libérée de ce monstre. La justice justifiait son refus de lui accorder le divorce car Daniel, profondément alcoolique, était reconnu comme “malade” aux yeux du juge. Sa femme n’avait donc pas le droit de l’abandonner. »
Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.
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Cet article a été publié dans
CQFD n°248 (janvier 2026)
En Syrie, les Druzes de Soueïda continuent de se battre pour l’indépendance après la chute de Bachar al-Assad : iels nous racontent leur méfiance vis-à-vis du nouveau pouvoir en place. En France, si on n’a pas été choqué-es que l’Etat et les fachos s’engouffrent dans la brèche guerrière du moment, quand la gauche s’y est mise, on a eu du mal à avaler la pilule. Entre réarmement démographique et le Service national universel, des gens qu’on pensait camarades se sont dit prêts à prendre les armes. Chez nous, c’est pas question. Pour s’en échapper, on s’est plongé dans des supers bouquins et ça nous a inspiré : rencontre avec Wendy Delorme, autrice de romans d’anticipation queer et écolo, entretien avec Benjamin Daugeron qui raconte l’alcoolisme de son père dans Treize années à te regarder mourir et analyse du Girlcott qui a mené à l’annulation du Festival de BD d’Angoulême.
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Paru dans CQFD n°248 (janvier 2026)
Dans la rubrique Bouquin
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 29.12.2025
Dans CQFD n°248 (janvier 2026)
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