Grand projet inutile et imposé en Indonésie

À Bali, rock the polder

Place forte du tourisme de masse en Indonésie, Bali ne pouvait échapper à la déferlante de GP2I, ces « grands projets inutiles et imposés » qui bétonnent notre monde. Celui qui menace la baie de Benoa, dans le sud de l’île, est un modèle du genre, mais la résistance des Balinais est acharnée, sur fond de rock indé et de rejet du développement touristique tous azimuts ! Rencontre avec Wayan Gendor Suardana, avocat et coordinateur de ForBali, le collectif des opposants à ce funeste projet.
Collage 6col

Bien cachées du monde entre mangrove et mer, douze îles artificielles, 700 hectares au total, accueillant hôtels, villas, golf, parc d’attractions et autres luxueux équipements. Voici à quoi devrait ressembler Nusa Benoa, enclave touristique à destination de vacanciers fortunés, seul endroit de l’île des Dieux1 où l’on pourra profiter à la fois du lever et du coucher de soleil. Un faramineux concept prévu pour envahir quasiment toute la baie de Benoa, dans le sud-est de Bali. « C’est une zone stratégique, au milieu de trois spots très touristiques (Kuta, Sanur, Nusa Dua), proche du port, de l’aéroport international et bien desservie », nous explique Wayan Gendor Suardana, figure de l’opposition à ce délirant programme immobilier2.

La poldérisation3 présente des avantages certains pour la société TWBI, propriété du businessman sino-indonésien Tomy Winata et porteuse du projet. Elle lui permettrait de s’implanter sur un site exceptionnel alors même que les façades maritimes disponibles se font rares, tout en faisant une excellente affaire : « Le prix d’un are à Bali tourne autour d’un milliard de roupies4, voire un milliard et demi dans le sud. Avec un budget total annoncé de 30 000 milliards, TWBI devrait pouvoir acquérir entre 150 et 300 hectares à peine, pas 700 comme c’est prévu  ! Et encore, on parle juste du prix de la terre  ! »

Rêve de promoteur, cauchemar annoncé

« Revitalisation » de la baie, « valeurs culturelles et traditionnelles balinaises », « écodéveloppement durable »... La com’ autour de Nusa Benoa verse dans une novlangue attendue et indigeste, à lire comme le négatif parfait de la réalité des faits : ce rêve de promoteur a en effet tout d’un cauchemar annoncé.

Revitalisation ? Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une privatisation des lieux, aujourd’hui sources d’activités et de revenus pour la population des quinze villages traditionnels qui l’entourent. Wayan : « Économiquement, il est dit que la baie de Benoa ne rapporte rien, mais elle fait vivre au moins 600 pêcheurs  ! Les gens y viennent aussi à marée basse pour ramasser coquillages, crevettes, crabes… Il y a déjà une forte activité touristique, gérée par les populations locales : sports nautiques, balades en mer... »

Valeurs culturelles et traditionnelles ? Difficile de croire qu’elles seront plus qu’un élément de décor, alors que le projet menace les modes de vie locaux et un site religieux important, abritant quelque soixante lieux de culte, dont 24 temples. En 2016, les autorités hindoues ont d’ailleurs déclaré la baie comme sacrée.

Écodéveloppement ? Le projet va saccager ce que Wayan qualifie de « parfait écosystème » : « La baie est entourée par la plus belle mangrove d’Indonésie, abrite des herbiers marins5 et des jardins de coraux. C’est aussi le seul point d’escale dans tout le pays pour les oiseaux migrateurs en route vers l’Australie. L’autre halte la plus proche est à Kuala Lumpur, en Malaisie  ! »

Durable ? : « La zone est dangereuse, avec un sol instable : de 15 à 30 mètres sous la surface, c’est du sable. Des études ont montré le risque de tsunami ici en cas de tremblement de terre. Et il y a des risques d’inondations  ! Cinq rivières viennent se déverser dans la baie. Lorsqu’il pleut quatre heures d’affilée, le niveau de l’eau peut monter de 80 cm, l’eau se répand alors dans la baie. Mais si c’est poldérisé, l’eau ira n’importe où autour. Et s’il pleut douze heures  ? Quelles seraient les pertes pour les populations environnantes  ? »

Face à cette série (non exhaustive) d’obstacles, les autorités, locales autant que nationales, n’ont pas hésité : elles ont courageusement déroulé le tapis rouge à TWBI, restreignant le statut de réserve naturelle du site à la seule mangrove et multipliant les basses manœuvres pour permettre la réalisation de ce pharaonique machin. Le soutien des politiques est une constante des GP2I, mais en Indonésie, encore sous dictature il y a vingt ans, cette collusion entre pouvoirs publics et financiers est constante. Ainsi, l’an dernier, le permis d’implantation, qui permet de lancer les procédures préalables à l’obtention du permis de construction, expirait. Déjà renouvelé en 2016, il ne pouvait l’être à nouveau : la procédure aurait donc dû repartir de zéro. Les opposants ont bien cru tenir une victoire décisive, mais quelques semaines plus tard, surprise, ils apprenaient par hasard que le permis a été prolongé dans le plus grand secret et au mépris de toute légalité…

La bataille juridique a donc repris au même point et se concentre maintenant autour de l’étude d’impact environnemental, l’AMDAL, ultime étape avant l’obtention d’un feu vert définitif.

« Bali tolak reklamasi »

Ces interminables magouilles montrent les difficultés des autorités : annoncé en 2012, le chantier n’a toujours pas démarré. La faute à une résistance exceptionnelle par son ampleur et sa persévérance. Le slogan Bali tolak reklamasi (« Bali rejette la poldérisation ») est omniprésent sur l’île. « Il serait faux de dire que les Balinais n’ont jamais lutté contre de tels projets imposés d’en haut. Le projet des fils Suharto6 par exemple a été contesté à l’époque, mais c’était une lutte très locale. C’est ça la différence : cette mobilisation est la plus importante à Bali depuis au moins les 50 ou 100 dernières années. Pareil pour les manifestations : dans un contexte de lutte contre les promoteurs, c’est une première  ! »

Front juridique, manifs, mais aussi campagne sur les réseaux sociaux, impression de T-shirts et de sarongs estampillés ForBali : les opposants font feu de tout bois. Mais ce qui frappe et donne à la fois couleur et dynamisme au mouvement, c’est l’implication du monde artistique balinais, en particulier de la scène rock indé. Des groupes comme Superman is dead, Punk reformasi ou The Eastbay sont en première ligne. « Les artistes ne sont pas juste des figurants, là pour le merchandising. Ils participent activement au mouvement et ils sont prêts à se battre jusqu’au bout  ! Ils sont l’image de la lutte et cela permet d’attirer notamment la jeunesse. »

Ni cet aspect festif, ni même la seule volonté de protéger la baie de Benoa ne suffisent à expliquer l’envergure inédite de la mobilisation. Ce qui se joue ici, c’est aussi un procès du tourisme de masse, cette « maladie » comme le qualifie Wayan. Longtemps synonyme de développement et plutôt bien accueilli, ce tourisme rencontre aujourd’hui l’hostilité croissante d’une population expropriée de pans entiers de son territoire et exaspérée par les conséquences désastreuses de la première industrie mondiale. « Le tourisme vend tout, exploite tout  ! À Bali, l’artificialisation des terres atteint déjà 1 000 hectares par an. Une étude sur l’eau de 1995 annonçait une pénurie d’eau douce due au surnombre d’hébergements pour 2025. Pareil pour la crise de l’électricité. Et nous ne parlons pas des déchets : en 2011, onze plages très courues ont été analysées, toutes étaient polluées par les ordures déversées par les hôtels. Les autorités visent 8 millions de touristes par an7 et il n’y a aucune gestion des déchets ! Aujourd’hui cela devient dangereux pour nous  ! »

Et Wayan de conclure : « Notre devoir est de lutter. Pour le reste, nous nous en remettons à l’univers  ! »

Benoît Godin

1 Surnom de Bali.

2 Entretien réalisé le 4 août 2019.

3 Conquête de terres sur la mer par la construction de terres artificielles.

4 Il faut compter environ 15 000 roupies indonésiennes pour un euro. Un milliard de roupies équivalent donc à quelque 65 000 €. 30 000 milliards de roupies = 1,9 milliard d’euros.

5 Prairies sous-marines au rôle écologique primordial.

6 En 1992, deux fils du dictateur Suharto avaient entrepris la poldérisation de la partie nord de cette même baie de Benoa – la chute du régime en 1998 avait mis fin à l’entreprise. Preuve que l’appétit des promoteurs pour ces lieux ne date pas d’hier...

7 Bali compte moins de quatre millions d’habitants. En 2018, selon les statistiques officielles, l’île a reçu six millions et demi de visiteurs (soit plus de 40 % de la totalité des touristes en Indonésie). Un chiffre qui ne prend en compte que les étrangers.

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