Théorie

« Il serait vain de croire qu’on peut construire sans résister et stérile de résister sans construire »

Avec Adieux au capitalisme – Autonomie, société du bien-vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014), Jérôme Baschet concentre un état des lieux très stimulant de la critique sociale actuelle. L’auteur, connu comme chroniqueur de l’épopée zapatiste du Chiapas (voirCQFD n°118), est aussi historien du Moyen Âge. On pourrait chercher un lien entre ces deux activités en reprenant ce que disait Gustav Landauer : «  La forme du Moyen Âge, ce n’était pas l’État, mais la société, une société de sociétés1 » à quoi fait écho le « monde où de nombreux mondes aient leur place » de l’aspiration zapatiste.
Plutôt que de rester dans la sidération devant l’avalanche du pire ou dans l’attente d’un effondrement qui est peut-être déjà là, Jérôme Baschet pense que « tant que la croyance (ou simplement la sensation) qu’il n’y a pas d’autre forme sociale viable demeurera inébranlée, tant que n’aura pas commencé à prendre consistance la possibilité d’une organisation non capitaliste de la vie, la plupart d’entre nous continueront de se résigner à l’état de fait ou de promouvoir des arrangements limités au sein du désastre. »
Entretien.
Par Beatriz Aurora.

CQFD : Qu’est-ce qui conduit le médiéviste que vous êtes à se pencher sur la question zapatiste et de la fin du capitalisme ?

Jérôme Baschet : Je suis allé pour la première fois au Chiapas en 1995 et je vis à San Cristobal de Las Casas depuis 1997. Je suppose que si j’avais été prof de math ou correcteur de presse, je me serais intéressé tout autant à l’expérience zapatiste. Mais c’est vrai aussi que l’historien a beaucoup à apprendre des zapatistes, qui conçoivent leur lutte comme une rébellion de la mémoire, contre l’oubli et contre le présent perpétuel qui domine à l’âge néolibéral.

Par ailleurs, la lutte zapatiste se définit comme anticapitaliste et je partage cette perspective, qui est aussi celle de la « Sexta », le réseau planétaire que l’EZLN appelle à créer. Or, être anticapitaliste n’a pas de sens si l’on n’envisage pas sérieusement la possibilité d’un monde post-capitaliste et, donc, si l’on ne commence pas à rouvrir la réflexion sur un tel futur. Tout en prenant largement appui sur une expérience présente, concrète et tangible, celle des zapatistes, mon livre lance quelques propositions et voudrait être un appel à intensifier la discussion collective sur les mondes non capitalistes que nous voulons, et cela dans une perspective non étatique, non productiviste et non eurocentrique. Donner plus de consistance à ces possibles hors du capitalisme est un puissant moyen pour vaincre la résignation ou le désenchantement, et une source d’énergie pour nous mettre en mouvement ou accélérer le pas dans la construction, dès maintenant, d’autres réalités.

Vous appelez de vos vœux à la fin de la domination culturelle basée sur « les valeurs particulières de l’Occident », à laquelle devaient se rallier toutes les autres cultures. Ce faisant vous repoussez ce « multiculturalisme qui célèbre les différences » et voudrait figer les cultures dans un face-à-face. Jusqu’où une culture dans son interaction avec d’autres peut se transformer sans craindre de se perdre ?

Il faut évidemment en finir avec le faux universalisme européen, qui n’est que l’universalisation de valeurs particulières, propres à l’Occident. Pour cela, on peut distinguer entre un multiculturalisme systémique, qui fait un usage fonctionnel, voire marchandisé des différences et une véritable interculturalité entendue comme dimension nécessaire d’un projet d’émancipation radical. Les zapatistes luttent pour « un monde dans lequel il y ait place pour de nombreux mondes ». Le monde postcapitaliste ne saurait être un univers unifié, soumis à un projet homogène. Il suppose au contraire une libération de la multiplicité. Il est évident, par exemple, que les Indiens amazoniens, les urbains européens ou les ruraux d’Asie du Sud-Est ne feront pas les mêmes choix de vie et n’auront pas la même idée de ce qu’est le bien-vivre. Il est indispensable non seulement de respecter cette diversité, mais aussi d’être en mesure de surmonter les difficultés, voire les risques de tensions ou de conflits, qui peuvent en découler. Cela ne peut se faire sans une capacité de compréhension des autres cultures, sans une disposition à l’écoute, à la relativisation de soi et au dialogue, engagé sur un plan de stricte égalité. C’est exactement cela que l’on peut nommer interculturalité.

La ZAD de Notre-Dame-des-Landes, bourgeon quasi zapatiste, pourrait-elle figurer dans ce que vous appelez les « espaces libérés » ?

Bien sûr ! NDDL est très clairement un exemple d’espace libéré. Parler d’espaces libérés ne suppose pas qu’ils soient entièrement soustraits à la domination des logiques capitalistes. Ils ne sont que partiellement libérés et demeurent en butte à la répression, aux contraintes systémiques qui bloquent leur extension et les minent de l’intérieur. Même les zapatistes, qui ont sans doute créé l’un des « espaces libérés » les plus amples et les plus radicaux que l’on puisse connaître aujourd’hui ont bien conscience qu’ils ne sont pas sortis du capitalisme et qu’ils sont au contraire assiégés par les pouvoirs qui le servent et par les règles économiques qui le caractérisent. Un espace libéré est donc nécessairement à la fois un espace de construction et un espace de combat, qui résiste pour ne pas être réabsorbé par la synthèse capitaliste et qui lutte pour s’étendre. Il serait vain de croire qu’on peut construire sans résister, et stérile de résister sans construire.

Votre synthèse essaie de déjouer à la fois le fantasme du Grand Soir et l’autre, symétrique, des « petits pas ». Cependant vous prenez un peu le lecteur à contre-pied en écrivant « qu’il est possible d’étendre la portée de la notion d’autonomie, pour en faire le principe d’une autre organisation collective généralisée, qui n’aurait plus à se dissocier d’un système dominant hostile ». Qu’entendez-vous par là ? La coexistence du pouvoir et du non-pouvoir, sur le modèle du statu quo du Chiapas ?

L’expression que vous soulignez se réfère à la perspective centrale du livre : (re)commencer à penser collectivement une organisation sociale post-capitaliste. L’un des chapitres est consacré à l’autonomie, entendue comme forme d’organisation politique non étatique. J’analyse ainsi l’expérience zapatiste et notamment ses Conseils de bon gouvernement, qui fonctionnent avec des charges électives, révocables, rotatives, sans rémunération ni avantages matériels. Il s’agit ainsi d’éliminer la séparation entre gouvernants et gouvernés, ce qui suppose d’inventer en permanence des mécanismes pour lutter contre le risque que cette césure se réintroduise. En même temps, l’autonomie zapatiste est conçue comme un espace qui se soustrait aux normes dominantes du capitalisme et de l’état, et qui doit, pour cela, leur résister.

Mais si on se projette dans un monde entièrement libéré de la tyrannie capitaliste, cette nécessité de se soustraire et de résister à un environnement hostile disparaît. Et on peut alors penser et mettre en pratique l’autonomie pour elle-même, comme forme politique généralisée. Les entités locales (communes ou autres) gardent la prééminence, restent le cadre des choix de vie essentiels et des décisions relatives à l’organisation de la vie collective. Mais elles peuvent se coordonner au niveau régional, comme le font les Conseils de bon gouvernement zapatistes, mais aussi à des niveaux plus larges, pour traiter des quelques questions qui ne peuvent l’être qu’à ces échelles, notamment les questions écologiques, ou d’autres touchant par exemple à un rééquilibrage des ressources. Bien entendu, éviter les dérives de la délégation de pouvoir est de plus en plus difficile à mesure qu’on s’éloigne du cadre de vie local ; mais si on reste dans une logique confédérale de construction du bas vers le haut, la difficulté n’est pas insurmontable.

Vous êtes très sceptique sur les potentialités de « la désertion subreptice des formes d’aliénation capitaliste ». Selon vous, le risque est grand que des pratiques et relations non capitalistes au sein du système capitaliste soient réduites à n’être que « des adjuvants dont celui-ci a besoin pour se reproduire ». Mais vous revendiquez ailleurs de « dégager de nouveaux espaces libérés ». « Aucune échelle si modeste soit-elle, ne saurait être dépréciée », écrivez-vous. Qu’est-ce qui fait la différence entre un « espace libéré modeste » d’un « adjuvant » du système ?

Par Beatriz Aurora.

Ni Grand Soir ni petits pas, disiez-vous, fort justement. On ne peut s’en remettre ni à l’attente du basculement de la révolution, ni aux choix de désertion des individus ou des micro-collectifs. Il faut aller au-delà de ces deux scénarios. Il s’agit de construire dès maintenant dans les luttes, les résistances, la vie des collectifs, mais aussi dans les choix individuels consistant à défaire, dans la mesure du possible, l’emprise que le capitalisme exerce sur nous, à travers le travail, la consommation et la production concurrentielle des subjectivités. C’est fondamental, car cela permet notamment d’amplifier l’expérimentation d’autres manières d’être et d’autres relations avec autrui. Travailler à nous débarrasser des ego compétitifs, de la vanité d’avoir raison contre tous les autres et de tant d’attitudes qui réduisent notre capacité à agir de manière coopérative est vital pour la suite.

En même temps, il a toujours existé des espaces de vie non entièrement dominés pas les logiques capitalistes ; ils sont même nécessaires à la reproduction du capitalisme. Multiplier les micro-espaces libérés sans qu’ils restent ou redeviennent des adjuvants du système est une question cruciale. Il me semble que la différence ne tient pas vraiment à une question d’échelle, mais plutôt à la nature du processus. Il s’agit de savoir si on inscrit ou non ces espaces libérés dans une dynamique anticapitaliste. Si oui, ils n’ont de sens qu’à assumer un rapport conflictuel avec ce qui les entoure, notamment parce qu’ils cherchent à croître contre ce qui les environne. Sinon, ils peuvent en effet n’être que de petits îlots pour essayer de se protéger un tant soit peu du désastre général.

Intensifier la discussion sur les mondes non capitalistes que nous voulons peut aussi servir à cela : inscrire certaines pratiques dans une dynamique plus clairement anticapitaliste. Reposer la question du futur, c’est donc aussi changer le sens de l’action présente.

Illustrations de Beatriz Aurora, artiste née au Chili de parents républicains exilés. Après le coup d’État de Pinochet, grâce à la solidarité internationale, elle s’installe au Mexique. La plus part de ses tableaux récents illustrent les différents aspects de la lutte des zapatistes.


1 Gustav Landauer, La Révolution, Champ libre, 1974. Gustav Landauer (1870-1919) était un révolutionnaire anarchiste allemand.

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