De ma crise à ta crise…

Anarchistes et réfugiés dans le chaudron athénien

Première partie d’une double carte postale consacrée à la situation migratoire en Grèce. Coincés entre un État défaillant et des néonazis en verve, réfugiés, anarchistes et solidaires y bricolent au mieux.
Photo Sergeï Bonicci

On les avait laissés sur une victoire antifasciste contre Aube dorée1. On les retrouve à la fin du printemps, pas si fringants. « La bascule est repartie dans le mauvais sens », balance Vag, en partance pour la Crète, où le dernier local d’Aube dorée a été dégagé il y a peu. « Il y a de nouvelles accointances entre l’extrême droite et l’État  », enchaîne L., qui a vu son squat partiellement brûler peu après la deuxième grande manif’ nationaliste anti-Macédoine2, en mars, à Athènes. «  Ils sont même venus mettre le feu au Steki Metanaston3, au cœur d’Exarchia. »

Tendu donc. Côté réfugiés, le son de cloche diffère. «  Pour nous les étrangers, l’arrivée de Syriza au pouvoir a changé la situation », tempère l’un d’eux, qui enchaîne : «  Il est faux de dire que les réfugiés sont bloqués en Grèce. Le gouvernement a donné des papiers, verse une allocation de 200 € et beaucoup arrivent encore à passer. » Exagéré ? Patriarche de Kaniggos 22, bâtiment de deux étages ouvert au cœur de la crise des réfugiés en avril 2016, Moh a pourtant des arguments : six mois ont suffi pour renouveler la majeure partie de la cinquantaine de résidents. Des destins divers : relocalisations à l’étranger ou à Athènes, passages illégaux ou simples départs vers d’autres squats…

Fuir Athènes

Le flot sans précédent d’arrivées en Grèce (850 000 en 2015) s’est tari avec l’intensification des contrôles aux frontières, l’accord cynique entre l’Union européenne (UE) et la Turquie en mars 2016 et la multiplication des formes d’enfermement4. Mais les relocalisations promises par l’UE, en 2015, se font attendre : début 2017, en Grèce, seules 10 000 d’entre elles étaient effectives. Quant aux passages, ils s’avèrent plus difficiles depuis la fermeture de la frontière macédonienne. Conséquence : le royaume des passeurs et des fausses identités s’agrandit. Et les anecdotes qui vont avec.

Exemple à Prosfigikas, plus grand squat d’Athènes, ouvert en 2010. 500 habitants dans un décor surréaliste : huit barres décrépites, des fils électriques qui pendouillent, le tout coincé entre le palais de justice et le commissariat central. Un deux-pièces old school abrite de jeunes Kurdes qui s’enflamment à propos des passages à l’Ouest. « Un gars de 35 ans s’est présenté avec la carte d’un Français de 52 ans, la nana de l’aéroport l’a regardé, avant de sourire et de le laisser passer », affirme l’un d’eux, décidé à tenter sa chance vers l’Espagne.

Presque tous ont trouvé refuge ici, grâce au réseau communautaire kurde (même si des Syriens et Irakiens peuplent aussi les lieux). Parmi eux, seul le « professeur », la trentaine, condamné à 27 ans de prison en Turquie, veut s’installer à Athènes et cherche un squat dans le centre. Pour bosser, mais surtout pour échapper au camp de Lavrio.

Erdogan et la Croix-Rouge

Ce camp, Pisikares le connaît bien : elle héberge un cousin qui en est sorti épuisé. À une heure d’Athènes, 400 personnes y vivent dans un bâtiment vétuste, construit dans les années 1950 et peuplé depuis 35 ans par des militants kurdes et turcs, en autogestion. Plein à craquer (cinq à six par chambre), agrandi avec des bungalows depuis la crise migratoire, Lavrio est à bout de souffle. «  Depuis un an, le camp manque de tout, déplore Pisikares. La Croix-Rouge a stoppé toute aide après les protestations de l’AKP et d’Erdogan contre ce “ camp d’entraînement du PKK”. Tout est dans un état déplorable, hormis les bungalows abritant les familles et les Kurdes syriens. La cohabitation devient difficile. » La preuve : quelques jours plus tard, deux occupants rejoignent le cousin dans l’appartement du centre d’Athènes devenu refuge communautaire, à deux pas d’Exarchia.

Là aussi, le quartier bouge, du moins sa partie haute. Baraques marocaines sur les collines de Strefi, langue arabe hégémonique sur les escaliers surplombant le quartier, nouveaux squats, revendeurs de cigarettes omni présents sur la place, étals de moules farcies tenus par des Turcs… Quant aux précurseurs iraniens, ils font déjà figure d’ancêtres avec leur table de falafels installée depuis deux ans.

Bouleversée, la capitale, où la moitié du pays demeure. Bouleversée, cette Grèce, où les camps de réfugiés fleurissent depuis 2016. Celui, informel, d’Idomeni, à la frontière macédonienne, a fini par être évacué. Tout comme l’occupation de la place Victoria à Athènes. Et ils ont été remplacés par de petits camps, lointains et invisibles. Qu’ils soient de transit ou d’enfermement, ouverts ou fermés, sur des terrains abandonnés, impropres à l’habitation ou rénovés à l’arrache, l’évolution est aussi massive que difficile à observer. A fortiori à contrer.

L’archipel des camps

Urgence, injonctions européennes, arrivée d’ONG tous azimuts, État en faillite  : ce cocktail détonnant croise un amateurisme qui rime parfois avec horreur.

« L’incertitude permanente crée de graves troubles psychologiques », expose ainsi Iana, étudiante en stage au Shelterpetite, structure tenue par des jésuites. Elle y découvre les joies du bricolage en matière de droit des étrangers… et la puissance des grandes ONG qui règnent sur la rue Acharnon, à quelques pas d’un squat sans eau ni électricité et du City Plaza, hôtel de luxe reconverti dans l’hébergement. Elle évoque alors l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), grosse agence liée à l’Onu : «  L’OIM gérait le grand ‘‘ Hôtel ’’, 400 personnes avec cuisines et chambres, plutôt bien. Un jour, elle les a tous fait sortir et monter dans des camions, avant de les déposer à plus d’une heure d’Athènes dans un camp abandonné, sans eau ni électricité. Il y avait une mère enceinte et un bébé avec de graves problèmes de santé, un gars qui avait fait la traversée par l’Iran et perdu ses pieds… L’horreur. » La situation dégénère vite : après une émeute, les réfugiés sont relogés. Et illico remplacés par d’autres.

« En matière humanitaire, il y a une règle arithmétique, ici comme à Lesbos, enfonce Kini, partie un temps voir les îles. Plus l’ONG est grande, plus la dégueulasserie qui l’accompagne aussi. Plus elle est petite, plus elle est fréquentable. »

La mafia s’en mêle

Mais ce qui se passe dans les camps interagit en permanence avec le reste. C’est toute la complexité du chaudron athénien. Car à côté du centre de rétention, camp-pouvoir à l’exercice violent sur les corps, et du bidonville, camp auto-construit aux mains des habitants, Athènes est elle-même un camp-hébergement géant, avec sa constellation de bâtiments réquisitionnés et de lieux informels, qui bouleversent le paysage militant.

Autorisé par la crise, les logements vides, la vitalité du milieu anar et une certaine vacance du pouvoir, en particulier à Exarchia, le turn over dans cet archipel des réfugiés est incessant et les conditions d’occupation très variées : d’immeubles très délabrés aux luxueux hôtel, chapeautés par des organisations grecques ou en autonomie politique, mixant familles et célibataires ou exclusivement composés d’hommes...

La couverture du n°168 de « CQFD », illustrée par Vincent Croguennec.

Dans cet autre monde, jamais totalement étanche aux ONG, l’activité débordante n’a d’égale que le nombre d’embrouilles. Kaniggos 22 est désormais « le seul squat indépendant de réfugiés totalement affranchi des organisations grecques », résume Vlad. Après trois ans d’enchantement, de bordel, d’exaspération et de clashes à répétition, un parfum de retour à l’ordre souffle sur Exarchia et l’archipel des réfugiés : équipes de sécurité, voisins excédés, campagne de presse contre le quartier « criminel  ». Bref, la tension monte… Début mai, raconte L., «  60 gars cagoulés ont chassé les vendeurs à la sauvette, brûlé des stands, tabassé des revendeurs  ». Des attaques qui se multiplient, explique Pisikares. Conséquence : « Les revendeurs ont été forcés de payer leur ‘‘ protection ’’ à la mafia. Et leurs stands se font désormais attaquer par les groupes anti-mafia ». Toujours pris entre le marteau et l’enclume, les réfugiés. Toujours prise aux quatre vents, la place d’Exarchia et son univers militant.

Texte et photo de Sergeï Bonicci

2 Les nationalistes grecs refusent que le pays voisin s’appelle officiellement « Macédoine », arguant que la Macédoine historique est une région du nord de la Grèce.

3 Place des migrants, en grec. C’est un bar avec jardin où des cours gratuits sont dispensés.

4 Lire De Lesbos à Calais : comment l’Europe fabrique des camps, Le Passager clandestin, 2017.

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