Dossier : Bastion social, tu perds ton sang froid

Le Crépuscule des brutes : Grèce, pas de quartier pour Aube dorée

Au centre d’Athènes, une guerre de territoire fait rage depuis les débuts de la crise entre néonazis et antifascistes. Immersion au cœur d’un « supposé » bastion d’Aube dorée.

Juin 2016. 8 heures du mat’. Traits tirés après un samedi agité à Exarchia, Athènes. On a trois minutes de retard, mais les habitués d’un bar bien connu du quartier nous attendent déjà : le légendaire retard athénien a du plomb dans l’aile. Après vingt minutes de marche, on atteint l’église d’Agios Panteleimonas. L’emblème de l’implantation d’Aube dorée, de ses ratonnades anti-immigrées et de ses miliciens affirmant sans ciller, au bar du coin, qu’il faut faire « de la soupe d’Érythréens et des habits avec leurs cheveux et des perles avec leurs dents »1.

Par Sergeï Bonicci.

Mais pas cette fois. En guise de néo-nazis, de jeunes immigrés jouent au foot, encadrés par 150 antifascistes. Par grappes de dix à vingt, manches de pioche au poing, blousons en cuir et gants coqués, ils quadrillent la place. Et attendent. Longtemps. Un scooter va et vient, rapporte la progression du cortège annoncé : une cinquantaine de furieux, en scission avec Aube dorée pour manque de radicalité. Six heures plus tard, la cohorte a rebroussé chemin. Des policiers anti-émeute se mettent en branle pour vider la place. Face aux 150 qui enfilent masque à gaz mais se replient, les flics ne font pas si belle figure. Ça donnerait presque envie... L’homme au scooter n’est pas de cet avis : « On empêche la manif des fascistes, on n’attaque pas la police. C’est ce qui a été décidé – compris ? ». Oui, m’sieur.

Ajoutons la dose de mamies toutes de noir vêtues, sortant de la messe et tapotant l’épaule des grands gaillards genre « bon travail, les jeunes », et on s’y perdrait. On venait en terre nazie, on repart au calme. Aube dorée ne semble plus tant à la fête.

L’essor d’Aube Dorée

Il n’en a pas toujours été ainsi, rappelle Mohammed, arrivé en 2009 à Kipseli, quartier populaire voisin, où Aube dorée ouvre sa première antenne en 1985. Le groupuscule devient parti en 1993, et les voix engrangées à Kispeli et Agios, ses deux bastions phares, permettent à son leader d’accéder au conseil municipal. La formation reste néanmoins très marginale jusqu’au déclenchement de la crise grecque – les néonazis sautent alors sur l’occasion de reprendre du poil de la bête. Dès 2010, leurs agressions forcent des structures à fermer, comme le Forum grec pour les réfugiés. Tabassé sous les yeux des enfants à qui il donne cours, son président décide d’arrêter les frais. Silence radio dans les médias.

En 2011, le parti n’est encore crédité que d’1 % des intentions de vote. Mais suivent des mois de matraquage télévisuel, où le moindre faits divers est monté en épingle. Et voilà qu’en juin 2012, Aube dorée fait son entrée au Parlement, avec 18 élus (7 % des voix). Les langues se délient, les attaques se multiplient, la peur s’installe. « On ne sortait plus, sinon pour se retrouver à quelques endroits sûrs, comme la Platia Merghis, se souvient Mohammed. Quant à trouver un travail... » 

Il y a bien des ripostes. En septembre 2012, une grande manif antifa à moto arpente les quartiers immigrés. Une bagarre éclate avec des néonazis, tandis que le cortège est sévèrement attaqué à l’arrière par la police, qui arrête et torture plusieurs militants. D’autres actions suivent. Et des comités de quartier redécouvrent l’antifascisme, terreau pas si lointain – la Dictature des colonels n’a pris fin qu’en 1974. Dans les manifs, les slogans se référant à la période fleurissent, tel « Le peuple n’oublie pas, il pend les fascistes ».

Mais suite à l’élection d’Antónis Samarás, premier ministre qui déclare priorité nationale « l’éloignement des immigrés devenus les tyrans de la société », la violence néonazie s’engouffre. En 2013, deux militants d’Aube dorée poignardent à mort Shehzad Luqman, Pakistanais de 27 ans. À Agios, les rondes à moto, contrôles d’identité et évacuations musclées s’intensifient. Jusqu’aux destructions de stands du marché, qui font les choux gras de la presse internationale. Quelques mois plus tôt, le dernier mémorandum imposé par l’Union européenne provoquait trois immenses nuits d’émeute à Athènes. La chasse aux étrangers a de quoi séduire une frange de l’élite effrayée, alors qu’une coalition de gauche a le vent en poupe : Syriza. Le mois suivant la nomination de Samaras, 12 500 clandestins sont ainsi arrêtés. Pour Mohammed, le quotidien devient impossible : « Je me faisais contrôler tout le temps. À chaque fois, ils m’emmenaient à Ladapone2... Soit tu fuis la police, soit tu fuis les racistes. J’ai dû quitter Athènes en 2013. »

Sulfureux mélange. Les bureaux du parti ne se situent pas sans raison à deux pas des commissariats. Les morts s’enchaînent, en janvier sous les coups des néonazis, en février de la police. « Là, ils ont décapité un Pakistanais, l’ont mis dans des sacs et jeté à la poubelle. En plein jour, ils ont chassé les étrangers à la tronçonneuse, raconte Mohammed, terrifié. Personne n’en a parlé. C’est quand le rappeur grec a été tué qu’ils se sont réveillés. » Comprendre : Pavlos Fyssas, aka Killa P., poignardé le 18 septembre 2013, près d’un autre bastion d’Aube dorée, Le Pirée. Un meurtre qui suscite « l’une des marches les plus intenses depuis Alexis [Grigoropoulos]3, avec des dizaines de milliers de personnes, se souvient Méli. Mes amis me disaient : " J’ai senti que ça pouvait être moi, ou mon frère " ».

Le virage est brutal. La presse fait fuiter des documents sur Aube dorée, secrets de polichinelle qui prennent une nouvelle résonance : illégalisme, milices violentes, infiltration policière. Alors que les accrochages se multiplient, six députés du parti sont inculpés début octobre pour appartenance à une organisation criminelle. Et trois d’entre eux, dont le chef Nikos Michaloliakos, sont placés en détention provisoire. Le 1er novembre, en banlieue ouest d’Athènes, deux hommes cagoulés à moto font feu devant un local du parti, tuant deux néonazis. Effroi chez les parlementaires, qui parlent d’escalade hors de contrôle, de danger pour la démocratie. Les élus offusqués se souciaient moins un an plus tôt de partager leurs bancs avec des adorateurs d’Hitler et de Metaxas4.

La bataille d’Agios

Mais interdire un parti élu n’est pas si simple. Et dans les fiefs où Aube dorée se replie, comme à Agios, les migrants n’ont qu’à bien se tenir – les agressions y continuent de plus belle. D’autres vont donc y mettre fin. Fin 2013, des antifascistes venus d’Exarchia y inaugurent l’antenne Distomo (référence à un village massacré par les nazis en 1944), un local bourré de matos de défense et pourvu de portes blindées. Les rendez-vous sont réguliers, les murs repeints. Les actions sur les locaux et membres d’Aube dorée s’enchaînent, les patrouilles nocturnes aussi. Cadenassée en 2010 par les néonazis pour empêcher les migrants de s’y reposer, l’aire de jeux sur la place est rouverte en 2015, sécurisée une dizaine d’heures par semaine par des militants. Des soupes populaires suivent. Un combat de longue haleine, rappelle Kinimatini : « On a pris ce local pour réoccuper le quartier, mais il a fallu tenir des rassemblements interminables. Maintenant que c’est fait, on est contents de passer à autre chose. » Ce travail paye : les fascistes s’effacent. Fin 2016, Mohammed revient à Athènes, pour un grave pépin de santé. « Tout avait changé : Syriza, la vague de réfugiés, les nombreux squats protégés... » Il décide de rester dans l’un d’eux.

Ce qui s’est fait peut se défaire. Désormais nocturnes, les attaques contre les bâtiments occupés par les réfugiés se poursuivent. Nationalisme exacerbé et violences d’État les autorisent en s’ancrant dans les pensées. Leur recrudescence récente rappelle que crise, austérité de gauche et grandes mascarades nationalistes, comme ces centaines de milliers de manifestants contre la République de Macédoine, fournissent des occasions rêvées aux fascistes de refaire surface. Ils incendient ce jour-là un squat de Thessalonique. Sous le regard complice des policiers.

Mais ce qui se défait peut se refaire. L’exemple du quartier d’Agios Penteleimonas rappelle que pour s’imposer, occuper le territoire est nécessaire, mais insuffisant. L’impératif ? Jeter dès maintenant les bases d’une société solidaire éradiquant nationalisme et prédation sociale. Une lutte sans fin. Au quotidien.


1 Propos tenus face caméra, dans une vidéo titrée « The immigrants standing up to Neo-Nazi Golden Dawn in Greece » et disponible sur Youtube.

2 Un commissariat très éloigné.

3 Adolescent tué par un policier le 6 décembre 2008, meurtre qui déclenche deux mois d’émeutes.

4 Général à la tête de la dictature fasciste entre 1936 et 1941.

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