Putain de chronique #16
Et toi, tu jouis ?
J’ai été de ces enfants précoces, convaincu·es tout petits que la sexualité était une des grandes joies de l’existence. En maternelle, j’organisais des réunions secrètes dans la cour de l’école pour faire des tutos de pénétration virtuelle avec des phallus dessinés dans le sable (j’avais déjà fort le goût de la pédagogie). Je savais qu’insérer des objets dans mes orifices était une source de plaisir inépuisable, je me masturbais dans mon bain, dans mon lit, après le goûter... J’ai fait cent fois le tour de ma maison pour dénicher les objets les plus ergonomiques et les plus surprenants. J’ai découvert mon point G avec l’antenne de ma chaîne hi-fi qui, malgré sa finesse, possédait le pouvoir de stimuler cette zone minuscule à l’entrée de mon vagin. J’ai trempé mon lit, béatement, clandestinement, en me demandant quand même si tout cela était bien normal et si tous mes camarades de classe faisaient pareil dans le secret de leur entrejambe.
⁂
Et puis la sexualité partagée a tout abîmé. J’ai arrêté de me branler, je suis devenue ce que le patriarcat attendait de moi : allumeuse1, disponible, compétente, pas exigeante. J’ai filé les clés de mon intimité à tous les mecs que j’ai laissés me baiser en attendant celui qui, tel le Messie, saurait me faire kiffer comme dans mes souvenirs. J’ai pris mon enveloppe corporelle en horreur, je l’ai laissée aux autres, j’ai fait du sexe par convention. Je suis devenue experte en matière de simulation. J’ai baisé des centaines de fois, sans plus rien comprendre à mon corps. Le lien était rompu. Il n’était plus moi : il était étranger.
J’ai continué. Parce que je ne savais pas que j’avais le choix. Parce que parfois, malgré la contrainte, l’envie de faire plaisir, la peur de décevoir, la terreur de l’abandon, je ressentais quelque chose. Je n’ai jamais oublié mes souvenirs d’enfant, ils m’ont accompagné comme un mantra durant toutes ces années où mon corps n’était plus qu’un champ de bataille que je ne savais pas comment réparer.
J’étais obsédée par l’orgasme. Parce que des fois, je jouissais. Je pouvais ne rien ressentir durant tout le rapport, m’ennuyer à mourir, souffrir de différentes manières, mais il arrivait que mon corps, mû par une force dont j’ignorais la cause, s’éveille et transforme tout à coup ce cauchemar insipide en un feu d’artifice détonant.
⁂
Je me suis attelée avec acharnement à reconstruire le lien. Avec une personne en particulier, j’ai fait l’expérience de ne plus faire qu’un avec mon corps, de parvenir à cet état régressif d’abandon et de fièvre, mammifère liquide, substances informes, petit bouquet de nerfs, tendresse, rage et volupté. J’ai appris que l’orgasme pouvait être moins bon que tout ce qui venait avant. Qu’il n’était que le point final d’une longue symphonie et qu’après avoir dansé parmi les astres pendant l’éternité, l’explosion de l’étoile perdait de son attrait. Je me sentais, enfin, en sécurité.
Mais, alors même que toutes les planètes semblaient alignées, il arrivait encore que mon corps se dérobe. Dissocié·e de moi-même, témoin de l’intérieur, coupé·e de mon plaisir, sans autre désir que celui d’en avoir. Mais où était le nœud ?
Je l’ai enfin compris en devenant putain. Parce que figurez-vous que, des fois, j’y prends du plaisir, voire je jouis. Au détour d’un coït sans grande fantaisie, avec des hommes quelconques qui ne me font guère d’effet, il arrive que mon corps me fasse la surprise de se manifester. Il se joue avec mes clients un accord différent que le contrat tacite qu’on fait à ses amant·es. C’est parce que je n’attends rien ni de moi ni surtout de leur part que le plaisir s’invite. Parce que je ne vends ni rencontre amoureuse ni parodie nuptiale, mais bien une relation de soutien dont mon corps est l’outil. Parce que je peux mentir sans ressentir de honte, simuler sans trahir, omettre sans tromper, « être » sans autre risque qu’ils ne reviennent jamais, que mon corps se délie. Et alors, parfois, je jouis.
1 NDLR : jusqu’à il y a peu, Yzé alternait tantôt avec le féminin, tantôt avec le masculin. Dans cette chronique, Yzé se genre au masculin quand il est question du présent, au féminin quand il s’agit du passé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°218 (mars 2023)
« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.
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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Dans la rubrique Putain de chronique
Par
Illustré par Nijelle Botainne
Mis en ligne le 13.04.2023
Dans CQFD n°218 (mars 2023)
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