Petite chronique de l’exception marocaine

« Zenga-Zenga ! »

La traînée de poudre des révolutions arabes semble épargner pour l’instant le royaume chérifien. Les manifestations du 20 février n’ont pas eu de suite notable. Mais dans ce pays qui a connu par le passé de redoutables révoltes populaires, tous les ingrédients sont réunis pour qu’un jour…
par LL de Mars

« L’autopsie a parlé : les morts de la banque Attijariwafa sont des pillards », rapporte Saïd, qui vend des escargots épicés à quelques mètres des lieux du drame. Jusque-là, personne à Al-Hoceima ne savait à qui appartenaient les cinq corps calcinés retrouvés dans l’agence bancaire. Le dimanche 20 février, mouvements de gauche, islamistes et berbéristes mêlés, les opposants au Makhzen1 sont descendus dans la rue. À Tanger, Larache, Al-Hoceima et Marrakech, des violences ont émaillé les fins de cortège. Le boulevard Mohamed V et la corniche de Tanger ont été saccagés par de « jeunes vandales » après la défaite du club de foot local, quelques heures après la manifestation où des milliers de femmes voilées chantaient « Nous voulons vivre, nous voulons le changement ! » Les vitrines des grandes enseignes ont volé en éclats, le coffre-fort de la Banque Populaire a roulé au bas des escaliers et une fourgonnette l’a prestement emporté, une discothèque et des bars ont été pillés et les bouteilles de whisky brisées ou bues au goulot sur la plage… Les militants parlent de provocation policière.

Dans les cafés, les hommes sont suspendus aux journaux télévisés d’Al-Jazira et Al-Arabiya, qui suivent en continu les soubresauts du monde arabe. Autour des tables, on commente les images d’insurgés enthousiastes. On se moque de Kadhafi, qui affirme que son peuple est disposé à mourir pour lui en défendant la Jamahiriya rue par rue et place par place. L’expression « Zenga-zenga » [rue après rue] a d’ailleurs fait florès chez les taxis et les petits cireurs de chaussures, cocasse cri de guerre où se réfugient les frustrations du peuple marocain. « Ici, les gens manifestent pour du pain et du travail, pas pour changer de gouvernement », assure un homme dans l’échoppe d’un barbier de Tétouan. « Le roi a beaucoup fait pour le pays, il a construit des routes », abonde timidement Hamid, le coiffeur. « Le roi a fait distribuer des licences de taxi à tous les chômeurs d’Al-Hoceima, du coup il n’y a plus assez de clients pour tout le monde », constate un chauffeur qui écoute la prière du vendredi à la radio. Mais « le roi est bon, c’est son entourage qui est pourri ». Ici, même si la liberté de la presse et le multipartisme sont en apparence acquis, la crainte est palpable dès que la conversation glisse sur le terrain politique. La figure du roi et la question du Sahara occidental sont intouchables. Avec un taux d’abstention de 80 % aux dernières législatives, les partis légaux sont tous minoritaires, condamnés à d’improbables coalitions. Ce qui fait dire à Boubker El Khamlichi, activiste emprisonné pendant huit ans sous Hassan II, que « le seul parti de gouvernement, c’est le palais ». Le monarque nomme le Premier ministre ainsi que les cinq ministres d’État et les secteurs-clé de l’économie sont aux mains de la famille royale. Pourtant, tant qu’il sera bien installé sur son trône, Mohamed VI sera traité par les chancelleries et les médias occidentaux en homme d’État respectable, comme Ben Ali.

Lamia, jeune mère ayant participé à la manif de Tanger, parle des adolescentes qui cousent les pantalons et les robes pour les marques Zara et Mango dans des entrepôts de banlieue : « Sans contrat, les filles sont payées cinq euros à la journée. »2 Lamia en a gros sur le cœur. Amina, sa belle-sœur, meurt doucement chez elle. « Nous avons payé plus de mille euros pour qu’on nous diagnostique un cancer du foie incurable. Les médecins préfèrent monter des cliniques privées plutôt que de mal vivre en devenant toubibs des pauvres. »

Pendant ce temps, le nord du pays se couvre d’édifices flambant neufs, des cubes rationalistes rehaussés de motifs orientaux tout droit sortis du même cabinet d’architectes. La bulle immobilière espagnole s’exporte de l’autre côté de la Méditerranée. Construits par des promoteurs ibériques en mal de débouchés et ayant graissé la patte de fonctionnaires locaux, ces immeubles vides à 80 000 euros les 100 m2 attendent que les émigrés ou des particuliers européens se portent acquéreurs. Aux portes d’Al-Hoceima, d’imposantes villas au luxe ostentatoire sont, elles, bel et bien habitées par des capos du trafic de haschich.

Derrière le décor de cette croissance illusoire, la misère du Rif persiste : les paysannes vont au marché à pied, chargées de lourds ballots. Les hommes conduisent des charrettes tirées par un âne, les laboureurs un mulet attaché à un soc ancestral. Sur les hauts de Tanger, des dizaines de jeunes sirotent le thé et fument le kif en contemplant une ligne d’horizon où se détache par temps clair la côte andalouse, mais ils savent à présent qu’en face le rêve d’abondance est également en berne. En France aussi, les jacqueries du XVIII e siècle se gardaient bien de questionner la figure du roi. Jusqu’à ce qu’un beau jour, Louis XVI


1 Makhzen : mot arabe d’où vient le français “magasin”. Au Maroc, le mot désigne le système réunissant en un seul lieu – le palais royal – les pouvoirs politique et économique.

2 Une campagne de popularisation-dénonciation, Ropa limpia, a été lancée en Espagne.

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