Voyage en cagoterie
Connaissez-vous les cagots ? Une communauté de parias français n’ayant rien à envier aux sociétés de castes indiennes. 1789 sonnera le glas de leur infériorité officielle en les assimilant à l’ensemble de la nation. Mais le bouche-à-oreille prendra le relais et jusqu’en 1960, dans le Sud-Ouest, les cagots serviront encore de commodes boucs émissaires.
Mais qu’est-ce qu’un cagot ? Traditionnellement rattachée à la peur de la lèpre, cette caste apparaît vers l’an 1 000, époque de recrudescence des épidémies avec le retour des croisades. Nommés Crestias (chrétiens), gezithan (lépreux), puis cagots au XIIIe siècle, ils représentent 2 à 10 % des populations résidant principalement le long de l’océan, du Nord au Midi de la France. Leur nom diffère de la Bretagne et de la Charente-Maritime (cacous, cagneux), aux Hautes-Pyrénées, et à la Garonne (gagots, capots), en passant par l’Aquitaine (gahets) ou le Pays basque (kaskarotak), mais tous sont des injures sans doute dérivées de cagare : chier.
Dans cette même période du bas Moyen Âge, les premiers cordons sanitaires sont établis en fonction des modes fantasmés de transmission de la lèpre (divin, héréditaire, par contact physique ou spirituel). Ces intouchables sont donc mis au ban de la société par l’Église, l’État et la communauté : quartiers-ghettos, circulation codifiée avec crécelle pour annoncer leur passage, port d’une chasuble frappée d’une patte d’oie en tissu rouge et interdiction d’entrer dans les commerces ou les tavernes. Au sein des églises, une petite entrée, un coin délimité et un bénitier sont échus aux cagots. Interdits de contact avec l’eau, la terre, l’animal, ils sont destinés aux métiers impurs (bourreaux, équarisseurs, laveurs de peaux de bête…) ou spécialisés dans l’artisanat du bois réputé non vecteur de contagion.
Leurs droits sont niés : sept cagots représentent la voix d’un homme lambda pour ester en justice. Sur leurs actes officiels, l’inscription de la caste entérine généalogiquement leur marginalisation. Ils sont affublés de tares physiques monstrueuses doublées de dégénérescence morale comme les mains palmées, les lobes d’oreilles absents, la température corporelle élevée, ou encore la débilité, la perversité sexuelle et l’hypocrisie… Au xvie siècle, débutent les luttes avec la première pétition de cagots de Navarre adressée au pape. Dans le même temps, des dissections de cagots par des chirurgiens du roi démontrent l’absence de maladie contagieuse et de traits distinctifs. Cependant, les crieurs de rue en charge de proclamer cette vérité au nom du monarque sont tabassés et les pouvoirs locaux s’opposent à la réintégration des cagots. Ce dernier terme étant devenu une insulte officiellement répréhensible, les curés contournent l’interdiction en inscrivant « charpentiers » sur leurs registres. Trois siècles de procès à répétition amènent les cagots à s’intégrer dans la société au prix d’une réputation de très grande susceptibilité. Néanmoins, les premiers mariages mixtes, en 1760, restent synonymes de déclassement.
La rumeur, jusqu’au milieu du XXe siècle, va perpétuer une exclusion à l’origine mystérieuse. Les raisons invoquées permettraient d’écrire une véritable histoire des préjugés. L’opprobre originel est alors, au choix, ou se combinant les uns aux autres, les résidus d’une armée étrangère vaincue (wisigoths : caas got ou chiens de Goths, sarrazins convertis, Espagnols…), une religion persécutée (cathares, arianistes, juifs…), une maladie contagieuse ou héréditaire (la lèpre, la peste, le crétinisme, le nanisme, le goitre…), des groupes marginalisés (templiers, roux, gauchers, bohémiens…). Les études de la fin du XXe siècle ajoutent l’hypothèse de déclassés économiques : corporation vaincue dans la lutte pour une position de monopole, fils cadet exclu de l’héritage.
Chaque société semble générer ses cagots qui, en retour, lui apprennent ce qu’elle est vraiment. Qu’il s’agisse aujourd’hui des reclus des prisons et des hôpitaux psychiatriques ou des jeunes pauvres enfermés dans leurs ghettos éloignés, ne pouvant circuler normalement, aux vêtements identifiables, au contact réputé dangereux. Ils peuvent être les princes du béton armé. Mais leur voix ne vaut pas la voix d’un homme face à la justice des « hommes ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°89 (mai 2011)
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Paru dans CQFD n°89 (mai 2011)
Dans la rubrique Les vieux dossiers
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Mis en ligne le 05.07.2011
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