Le 2 février, Théo Luhaka s’approche de policiers qui semblent maltraiter des jeunes à l’occasion d’un contrôle d’identité à Aulnay-sous-Bois. Les flics de la brigade spécialisée de terrain (BST) n’apprécient guère cette ingérence dans leur travail d’humiliation quotidienne et décident de donner une bonne leçon à Théo. Ils le contrôlent à son tour, le frappent, et l’un des condés va jusqu’à lui enfoncer sa matraque dans l’anus, ce qui provoquera une blessure grave, deux semaines d’hospitalisation et 60 jours d’incapacité totale de travail (ITT). Théo a été violé. Il a été agressé par des hommes détenteurs de l’usage légal de la violence, comme cela arrive tous les jours aux quatre coins de la France. Sauf que Théo Luhaka est membre d’une famille proche du maire d’Aulnay-sous-Bois, Bruno Beschizza. Et comme souvent, quand une injustice touche des proches du pouvoir, l’histoire se déroule un peu différemment qu’à l’ordinaire. Bruno Beschizza connaît personnellement Théo et réagit comme n’importe quel proche de victime : il le défend. Il veut crier au monde que c’est un viol, qu’il est hors de question de salir la réputation de Théo et qu’il faut lui rendre justice. Comme il est maire, plutôt très à droite, ancien policier et même secrétaire général d’un syndicat de police, sa parole porte, étonne les médias et change la donne. Les projecteurs sont bel et bien braqués sur les agissements des fonctionnaires, sans que les habituels contre-feux lancés par la police et la préfecture ne puissent s’interposer. Les victimes de la police sont toujours présentées comme des délinquants, des trafiquants, des gens qui au fond l’avaient un peu cherché. Pas cette fois. Du moins pas dans cette première séquence médiatique. Pas Théo, présenté partout comme la victime pure, le bon gars attaqué en bas de chez lui. Celui que tout le monde veut défendre (seule Marine Le Pen a osé prendre publiquement le parti des policiers). Que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) parle d’« accident » et non de viol, que le policier en question ose même raconter qu’il a découvert la blessure de Théo une fois l’avoir ramené au commissariat, tout cela n’a fait que renforcer la détermination à réclamer justice.
Les combats politiques auxquels raccrocher ce cas exceptionnel de « bonne victime » ne manquent pas. La hoggra permanente contre les habitant.es noir.es et arabes des quartiers populaires est dénoncée depuis longtemps par les mouvements antiracistes et a été largement documentée. [1]. La réalité des contrôles au faciès est établie par des études sociologiques et même par le défenseur des droits (Jacques Toubon, ancien ministre de la Justice d’Alain Juppé !). Le collectif Urgence notre police assassine, parmi d’autres, tient à jour la liste macabre des victimes de la police : une mort liée à l’activité policière tous les mois en moyenne depuis des années. Le cas d’Adama Traoré, tué par asphyxie en juillet 2016, a déjà suscité une belle vague de protestations. « Théo et Adama nous rappellent pourquoi Zyed et Bouna couraient » : ce slogan, repris partout, finit de compléter les pièces du puzzle en raccrochant le cas de Théo à tous ceux qui ne présentaient pas le même profil de victime idéale. Puisqu’un jeune présentant tous les atours du bon citoyen peut subir une telle horreur sans n’avoir rien fait, comment s’étonner que n’importe quel jeune noir ou arabe ait l’idée de s’enfuir à la vue de la police ? Comment ne pas défendre ceux qui meurent sur un scooter après une course-poursuite, ou cachés dans un transformateur électrique, comme Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005 à Clichy-sous-Bois ?
C’est donc bien un mouvement contre les violences policières dans leur ensemble qui naît à partir des particularités de l’histoire de Théo Luhaka, violé en pleine rue. C’est pour cette raison que l’« appel au calme » lancé par le principal intéressé n’a eu aucun écho. Le président de la République était pourtant venu quémander cette déclaration en personne auprès du jeune M. Luhaka encore sur son lit d’hôpital. Il n’y a pas d’affaire Théo, il y a une situation quotidienne insupportable depuis des années qui se fraye enfin un chemin vers la lumière. Et comme souvent, cette lutte contre l’injustice trouve sur sa route l’appareil judiciaire. Avec une nouveauté, les condamnations pour « délit d’embuscade ». Entré en vigueur il y a dix ans, il a été utilisé cette année pour la première fois. Le principe : vous êtes accusé non pas d’avoir agi, mais d’avoir prévu de le faire. Il suffit donc de se faire attraper dans la rue, que la police affirme que vous vous apprêtiez à l’attaquer, et le tour est joué. Prison ferme à la clé. Finis les interminables débats pour savoir si telle personne encapuchonnée a bel et bien jeté cette pauvre canette vide en direction des forces de l’ordre, finies les déclarations fantaisistes des policiers qui jurent avoir reconnu un individu parmi mille autres dans la pénombre. Vous étiez là puisque vous avez été arrêté : ça ne se discute pas. Imparable. C’est ainsi que des jeunes ont été condamnés à six mois de prison à la suite d’émeutes auxquelles ils n’ont pas pu participer, puisqu’ils ont été arrêtés le lundi 6 février à 21h30, alors qu’il n’y avait encore eu aucun affrontement [2]. Des centaines d’arrestations ont ainsi donné lieu à de nombreuses condamnations en comparution immédiate. La violence brute et directe de la police s’est aussi exprimée, comme le jeudi 23 février lorsque les matraques de la BAC se sont massivement abattues sur les lycéennes et les lycéens qui avaient pris la rue [3].
La force de la répression aura-t-elle raison de l’élan de février 2017, ou le mouvement naissant saura-t-il y faire face collectivement ? Ce sera un des enjeux de la manifestation nationale du 19 mars à Paris. Une Marche pour la Justice et la Dignité, appelée de longue date « contre le racisme, les violences policières, la hoggra, la chasse aux migrants ». Une marche qui tombe à pic pour montrer la détermination à faire face aux violences policières, venue de tout le pays.
[/Mathieu Brier/]