Chasse aux exilés à Calais : entretien avec Louis Witter

« Une politique de traque globale »

Le journaliste et camarade Louis Witter a passé plusieurs années à enquêter sur la situation des personnes exilées dans les environs de Calais, documentant notamment le harcèlement policier qu’elles subissent. Consacré aux effets de la politique « zéro point de fixation » appliquée au territoire, son livre La Battue (Seuil) est un pavé dans la mare de la politique migratoire française.
Photo : Louis Witter

« Calais, c’est fini ! » Octobre 2016, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve plastronne : la violente expulsion de la fameuse « jungle » où vivaient des milliers de personnes exilées va changer la donne. Fini l’afflux d’aspirants saute-frontières rêvant d’Angleterre !

Pure poudre aux yeux. Car cette expulsion a surtout marqué le début d’une politique d’invisibilisation du sort des exilés dans les environs. Une mise sous le tapis accompagnée d’un dramatique déni de l’urgence humanitaire. Ce que le photojournaliste Louis Witter dénonce dans son premier livre, La Battue – L’État, la police et les étrangers (Seuil) : « La politique qui a suivi cette expulsion extrêmement médiatisée est le cœur de cet ouvrage : celle dite du “zéro point de fixation”. Plus de camps. Plus de cabanes en bois, plus d’eau, plus d’électricité, plus d’aide humanitaire autre que celle, minimale, fournie par l’État. »

Fin 2021, CQFD s’était rendu sur place pour un reportage1, un instantané d’une situation révoltante, où les autorités s’emploient à pourrir la vie des centaines de personnes exilées qui survivent tant bien que mal aux abords de la ville. Le travail de Louis Witter, qui s’est un temps installé à Calais pour en documenter le quotidien2, permet d’affirmer le caractère systématique et durable de cette traque. Avec La Battue, il livre un récit documenté et cinglant, plaidoyer contre les murs et les matraques. Entretien.

La Battue. Ce choix de titre est très fort, presque dérangeant…

« C’est une image qui m’est venue lors de l’expulsion d’un campement près de Grande-Synthe. J’étais en compagnie du journaliste Simon Hamy, qui a lui aussi été frappé par ce parallèle : c’était comme une scène de chasse. Ayant vécu en milieu rural, je sais à quoi ressemble une battue. Et ce jour-là, l’aspect cynégétique sautait aux yeux : une petite cinquantaine de CRS en rang d’oignon, avançant au pas, poussant les gens hors de leur tente, recommençant à avancer, le tout avec des gestes qui semblaient routiniers… Si la finalité n’est pas la même que lors d’une battue, il s’agit bien de pourchasser ceux qui s’apparentent à des proies. Les photos que j’ai prises ce jour-là reflétaient cette dimension, notamment celles montrant un homme en cagoule lacérant une tente au couteau. »

Ces battues sont également un message…

« Oui, et il s’adresse à trois publics distincts, avec des modalités légèrement différentes. D’abord aux Britanniques, à qui l’on veut prouver que les sommes qu’ils versent pour tarir la frontière sont utilisées. Ensuite aux Français, à qui l’on assure que l’ordre règne. Et enfin aux personnes exilées, pour lesquelles le message est clair : Vous n’aurez pas un instant de répit. 

« Les autorités veulent garder la mainmise sur le récit, afin que les dimensions violentes ne soient pas médiatisées »

Ces opérations récurrentes sont donc menées pour être vues et sues, à tel point qu’il y a une véritable communication sur ces pratiques. Les autorités veulent par contre garder la mainmise sur le récit, afin que les dimensions violentes ne soient pas médiatisées. C’est pour cela que les expulsions, opérées toutes les quarante-huit heures, sont si difficiles à documenter. Un CRS m’a expliqué un jour qu’il savait fort bien pourquoi il avait pour ordre de ne pas laisser les journalistes approcher et que ça n’avait rien à voir avec des questions de sécurité... On l’a constaté avec les réactions politiques à la médiatisation des photos de tentes lacérées : Gérald Darmanin a fini par déclarer que l’employé en question avait été viré et que la pratique était interdite. À la suite de ça, on a assisté à des expulsions où les agents bataillaient avec les cordages pour ensuite détruire les tentes. L’image du couteau avait déplu, pas la finalité de l’acte. »

Cela passe aussi par un discours public lissé…

« En juin 2017, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb a parlé d’“abcès de fixation” et de populations migrantes “enkystées” au sujet de Calais. Un registre violent, proche de celui de l’extrême droite, mais qui fait office d’exception. Car désormais le langage utilisé est bien plus technocratique. Il pose les interventions comme des pratiques douces et humaines. Fermeté et humanité, répètent les politiques, à l’image de Darmanin lâchant, en novembre dernier, que le nouveau projet de loi immigration3 entend être “méchant avec les méchants et gentil avec les gentils”.

Ce champ lexical permet d’évacuer la violence. Les expulsions de campements avec confiscation des tentes et duvets deviennent des “mises à l’abri”. Idem pour les expulsions hors du territoire, transformées en “reconduites à la frontière”. Quant aux affaires saisies par les forces de l’ordre, elles se voient désormais appliquer ce que la préfecture du Pas-de-Calais présentait fin 2021 comme un “processus de valorisation et de récupération des biens abandonnés sur les sites faisant l’objet d’un démantèlement”4.

Ce langage et la distorsion de la réalité qu’il porte permettent d’assumer de telles politiques auprès du grand public. Si on exposait au plus grand nombre les faits précis – on expulse toutes les 48 heures des personnes démunies de tout sans leur proposer de solution –, je crois qu’il y aurait un vent de fronde. Car l’inhumanité choque un large spectre de personnes. On le voit parmi celles se mobilisant pour apporter de l’aide aux personnes exilées sur place : il n’y a pas que des anars, il y a aussi des paroissiens, des cathos, des gens du coin révoltés sans forcément être d’extrême gauche. »

Et pourtant la situation perdure…

« Calais ne suscite plus l’indignation. Pour beaucoup de gens, la page s’est refermée avec l’expulsion de la “jungle”en 2016. Alors que la frontière n’a nullement disparu. On fait simplement mine de la redécouvrir quand un événement est médiatisé, comme ce fut le cas à la suite du naufrage meurtrier de novembre 20215. Pendant un temps, le cirque politicien s’est mis en place et Darmanin est venu faire sa com’ sur place, puis on est passé à autre chose.

C’est la conséquence de la politique “zéro point de fixation”. Alors que la “jungle” était très visible, désormais on oblige les personnes à se cacher. Même les Calaisiens peuvent avoir l’impression qu’il y a moins de gens venus tenter la traversée. C’est faux. Pour le comprendre, il suffit de resituer ce qui signifie l’étape Calais dans un parcours migratoire très long : il ne reste plus que trente-trois kilomètres pour finir le voyage ! Forcément, ils ne baissent pas les bras. Ils se sont simplement adaptés à la situation, délaissant les camions pour des traversées en bateau. Malgré la mobilisation continue de moyens de coercition, les chiffres sont parlants : environ 8 000 personnes ont réussi la traversée en 2020, 28 000 en 2021 et plus de 45 000 en 20226. »

Derrière la violence des expulsions et des murs, il y a aussi un harcèlement permanent…

« Ces procédés d’exclusion renvoient à la deuxième forme de chasse : la traque administrative. Soit tout ce qui est fait pour ostraciser les personnes exilées au quotidien. Ce sont les contrôles à répétition dans le centre-ville, les arrêtés qui, jusqu’il y a peu, y interdisaient les distributions de nourriture et d’eau, ou bien la pose de rochers par la mairie de Calais afin d’empêcher le remplissage des citernes d’eau. Autant d’actions moins visibles. Si tu es riverain de l’endroit où sont installés ces rochers, tu te dis qu’ils servent simplement à empêcher les véhicules de circuler sur le chemin... Au final, on voit bien qu’à tous les niveaux, Calais est un symbole des politiques répressives menées en France et dans toute l’Europe. La politique de traque qui y est mise en œuvre est en fait globale. C’est pour cela qu’il faut se mobiliser contre la énième loi immigration portée par le gouvernement, laquelle va encore compliquer le quotidien des personnes exilées. Je la vois comme une continuation administrative de cette battue menée par le gouvernement, à Calais comme à Briançon ou Paris. »

Propos recueillis par Émilien Bernard
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CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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