Les veines ouvertes de la Colombie

Une caravane contre un blocus

Le Sur de Bolivar pourrait être un havre de paix de 1,8 million d’hectares au cœur de la région la plus peuplée et développée de Colombie. Mais cette zone montagneuse, contournée par les grands axes et peuplée par quelques dizaines de milliers de paysans et de mineurs artisanaux, est un territoire très riche en minéraux. Et les ennuis commencent.

Délaissée par l’État, sans infrastructure routière, médicale ni éducative, la région du Sur de Bolivar est un des principaux foyers de guérilla du pays, les Farc et l’ELN y cultivant la coca et percevant un impôt sur la production aurifère. À partir de 1997, au prétexte de lutte anti-subversion, la terreur des milices d’extrême droite s’abat sur la population. Massacres et disparitions font plus d’un millier de victimes. La zone subit un blocus de fait, celui qui tente de la rejoindre ou de la quitter s’exposant à se faire refroidir au premier barrage de paramilitaires. En 2001, une caravane composée de soixante étrangers et vingt Colombiens militants des droits de l’homme rompt le siège. Mais des policiers et des paramilitaires l’obligent à faire demi-tour. Dix ans après, à l’initiative de l’ONG Sembrar et de Fedeagrominesbol, syndicat local de petits agriculteurs et mineurs, une deuxième caravane reprend l’aventure. CQFD est du voyage.

Afin de couvrir plus de territoire, nous nous séparons en trois équipes, et j’opte pour le secteur de la Serranía de San Lucas, une zone d’altitude plus minière qu’agricole. Avec Jhon, du canard alternatif Periferia (le CQFD de Medellín !) et cinq militants associatifs étrangers, nous serons guidés par Jairo, de Sembrar, et Narciso Beleño, trésorier de Fedeagrominesbol. Après une nuit de bus depuis Bogotá, nous remontons le Río Magdalena en vedette rapide avant de nous diriger en 4x4 vers la Serranía, le temps sec rendant la piste à peu près praticable – dès qu’il pleut, seules les mules passent. Première étape, Mina Caribe, un village aux allures de Far West où nous attend un comité d’accueil qui paraît garder dix ans après un souvenir immortel de la première caravane. Narciso nous explique : « Avant 2001, on disait “Derrière chaque arbre du Sur de Bolivar, s’il n’y a pas un guérillero, il y a un délinquant”. Ce qui justifiait l’abandon de l’État. La caravane a permis de prouver l’existence de la population civile, soulageant un peu la pression militaire sur celle-ci. »

De fait, nous ne croiserons aucune présence institutionnelle, sauf un fantomatique poste de santé et quelques écoles animées par des profs payés par le diocèse et les communautés. L’armée est par contre bien présente, avec pas moins de cinq bataillons dans la région, et un ballet permanent d’hélicoptères au-dessus des villages.

Le lendemain, nous visitons les mines, d’étroits boyaux creusés à la dynamite et ventilés par des aspirateurs. De là est extrait le matériau brut, de la roche brisée riche en or, fer, argent, cuivre et autres minéraux. « Nous ne récupérons que l’or et l’argent. Les processus pour séparer les autres éléments sont trop techniques ou pas rentables pour nous », explique Markillo, un mineur bâti comme un rugbyman et coiffé d’un casque de chantier jaune, seul élément de protection aperçu ici. La roche est pilée et mélangée à du mercure dans des moulins contenant des billes d’acier, pour produire

par Damien Fellous

une boue mise ensuite à décanter avec du cyanure dans des réservoirs au fond desquels se déposent les particules de minerai, plus lourdes que la terre. De retour au village, une réunion est convoquée. Jairo explique les exigences du nouveau code minier. Équipements de sécurité obligatoires, hauteur minimum des tunnels, cheminée d’aération, normes environnementales : à première vue rien que de très positif. Sauf que ces adaptations sont impossibles à réaliser pour ces micro-exploitants, surtout dans le bref délai imparti par la loi. « Nous, on ne demande pas mieux, mais ces normes ne sont pas faites pour nous protéger ou pour protéger la nature, mais juste pour qu’on ne puisse pas les remplir et justifier notre expulsion et l’installation des multinationales », plaide Markillo.

La désolation que l’on vient de traverser, et qui se répétera dans les autres mines visitées, laisse songeur. Partout de vieux moulins rouillés à l’abandon, des bidons de produits chimiques percés, des ruisseaux irisés s’écoulant de bassins de stockage mal étanchéifiés… Un désastre sanitaire et écologique, sans doute pire que celui causé par l’industrie, mais que semblent ne pas voir certains membres de la caravane, soucieux de défendre les mineurs contre l’expropriation. Justice sociale ou protection environnementale ? Le choix n’est pas simple.

Notre groupe s’enfonce dans la Serranía, à pied, jusqu’à Mina Viejito, Mina Gallo et San Pedro Frío. Visites et réunions se succèdent. Le samedi soir, les mineurs se rassemblent à la taverne pour jouer au billard et danser, jusqu’à l’heure où l’alcool fait surgir les machettes. « Quand il y a un blessé, il faut 18 heures pour le porter en hamac jusqu’à la route », explique Don Sexto aux caravaniers, qui se retirent prudemment. Le lendemain, nous visitons une fonderie artisanale, antre enfumé où les mineurs apportent le produit de mois de prospection pour repartir ensuite avec quelques dizaines de grammes d’or pur. Ils ne quittent pas des yeux la manipulation effectuée par Don César. « Le précédent fondeur avait bricolé un système pour escamoter une partie de l’or. Un jour, un mineur a eu un doute, mais le fondeur ne voulait pas le laisser vérifier. Jusqu’à ce que les armes parlent… » Du coin « cuisine », où divers processus chimiques séparent les minerais, une épaisse fumée orange envahit la fonderie. L’assistant de Don César en émerge sans le moindre masque, pour me conseiller le plus sérieusement du monde de préserver ma santé en fumant moins…

L’ambiance entre caravaniers s’est tendue, à cause de la fatigue et de la sensation qu’on nous demande d’être non pas des idiots utiles, mais du moins les témoins manichéens d’une situation complexe. Le bilan de la mission est mitigé, avec l’impression d’avoir recueilli peu d’information et d’une faible participation aux réunions dans certaines communautés. Nous allons vite comprendre. Au lendemain de notre départ, Mina Caribe se réveille jonchée de tracts menaçants. Sur les murs de l’école qui a accueilli une de nos réunions, un graffiti en lettres capitales : MORT AUX BALANCES. À Mina Viejito, l’armée a patrouillé, accompagnée d’un homme masqué qui désignait les mineurs ayant discuté avec nous. Mais c’est en retrouvant nos camarades d’une autre équipe que nous réalisons à quel point notre visite dérangeait.

Cinq jours après leur passage, les paramilitaires des Águilas Negras [Aigles Noirs] ont fait irruption dans le village de Montecristo. Ils ont torturé et exécuté trois hommes sous les yeux de la communauté, abandonnant les cadavres sur place. La langue coupée.

Voir aussi « L’or, l’argent et le plomb » et le blog sur la Colombie, Colombia Tierra Herida : http://locombiaphoto.blogspot.com.

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