En comparution immédiate
Un téléphone volé, trois mois ferme
Les trente muscles faciaux du visage peuvent produire trois mille expressions porteuses de sens. À la 23e chambre, aucune de ces expressions n’est visible. En janvier 2021, dans la France de l’état d’urgence sanitaire, la justice avance masquée et, des prévenus aux avocats, des juges au (rare) public, les visages sont bleus chirurgicaux, blancs FFP2 ou barrés de motifs bigarrés. Sourires, moues et rictus sont évincés : la justice y perd l’humanité fragile ou bravache de la communication non verbale.
Demeurent les yeux, s’observent des sourcils plus ou moins dessinés et expressifs, et surtout s’entendent des voix. Assurées, fluettes, chevrotantes, souvent étouffées par le tissu des masques, parfois inaudibles – mais pourquoi les micros ne sont-ils pas utilisés ? Des voix et donc des mots, qui prennent une force insoupçonnée en l’absence de tout autre révélateur des sentiments des acteurs du tribunal.
D’emblée la voix et les mots de A., 22 ans, ressortissant marocain, s’exposent faiblement. Une voix sourde et lasse, à la peine. A. ne parle pas français et le traducteur assermenté s’emploie à rendre compréhensibles les propos du jeune homme dont toute l’attitude exprime autant une intense fatigue qu’un mélancolique abandon.
« Les faits sont simples », conclut le président après un bref exposé. « Ils sont très simples », renchérit l’avocate commise d’office. Un vol de téléphone sur la voie publique, entre Barbès et La Chapelle ; A. est repéré par une patrouille qui piste ce soir-là les réfractaires au couvre-feu. Ses pas rapides à leur approche, et un objet promptement jeté sous une voiture, alertent les agents. Rapidement appréhendé, A. est conduit au commissariat où il reconnaît les faits. Simples, donc. Mais la vie de A. ne l’est pas.
En France depuis 2018, il a fui le Maroc à la suite d’un conflit familial dont on ne saura rien et loge chez un cousin. Il officie parfois comme coiffeur, mais confie « qu’avec le Covid les gens ne viennent plus aussi souvent au salon », et puis sa tondeuse est cassée, alors il vend également des cigarettes à Barbès et déclare gagner environ 90 € par semaine. « Le vol du téléphone c’était pour me racheter une tondeuse. Les cigarettes c’est trop dur. » Pour un délit similaire, A. est déjà sous la menace d’un sursis de quatre mois. Il transmet de brèves réponses que le traducteur, sans malice, étoffe quelque peu. A. laisse son regard errer tristement sur les murs du tribunal, sans désinvolture, juste absent de ce qui se joue, déjà défait par une issue qu’il semble deviner.
Six mois ferme sont requis, plus la révocation du sursis en cours, soit dix mois en tout avec mandat de dépôt. Appliquée, jusqu’à la caricature, à incarner un État ferme, la substitut du procureur emploie un ton et des mots qui laissent à croire que A. est un danger pour la paix sociale. L’avocate, dont c’est déjà la seconde plaidoirie en quatre dossiers, demande aux magistrats de regarder la réalité en face et « non pas seulement depuis [leurs] beaux quartiers » arguant que depuis des mois « nous devons vivre avec le chaos et que la prison n’est pas et ne sera pas une réponse à ce chaos. » Trois mois ferme et transfert immédiat en prison, pour A. la justice n’a pas cherché à imaginer d’autre solution.
Le grand pull rouge vif de N. tranche avec son visage noir ébène masqué de blanc. Il s’agite nerveusement et n’a de cesse de réajuster son masque en roulant des yeux rougis par la fatigue de la garde à vue. Une nouvelle fois la langue s’érige en barrière supplémentaire. N. est nigérian, comprend peu et ne parle pas français. L’interprète de langue anglaise étant introuvable, le juge s’adresse aux deux interprètes présents : « Je sais que vous êtes là pour les traductions en arabe, mais l’un de vous deux peut-il faire anglais aussi, hein ? Oui, non ? ? Une femme se lève.
N. a été interpellé, en état d’ébriété, dans une rame de métro pour non-port du masque par la « police » de la RATP. Puis sur le quai l’affaire a mal tourné : cris, insultes, « exhibitionnisme ». L’agent de la RATP, qui se porte partie civile, affirme que N. a baissé son pantalon, exhibé son sexe, et agité son bassin en criant « I fuck you ! » à son encontre. N. secoue vivement la tête : « I’m not gay, I don’t show my dick to a man 1 », puis précise que son pantalon est tombé tout seul quand on l’a menotté et que oui c’est comme ça, il ne porte jamais de sous-vêtements. L’interprète avale sa salive, traduit « dick » par « attributs » et peine à suivre le flot de paroles dont N. l’abreuve. Son avocat intervient pour rappeler « qu’aucune image ne corrobore cet exhibitionnisme supposé, que [N.] nie depuis le début, mais ses propos en garde à vue n’ont pu être correctement traduits en l’absence, déjà, d’un traducteur d’anglais disponible, le gardien de la paix officiant au standard du commissariat ayant alors rempli ce rôle, ce qui entache de vice toute la procédure ». Moment de flottement dans le tribunal… Exit l’exhibitionnisme, reste un outrage à agent pour lequel les six mois ferme prévus au code pénal sont requis, avec mandat de dépôt.
N. s’excuse pour les insultes proférées, et promet qu’il ne boira plus jusqu’à ce qu’il ait réussi à se rendre aux États-Unis où l’attend sa fiancée, qu’il cherche à rejoindre en vain depuis bientôt un an. Il tient désormais son pantalon d’une main, et de l’autre plaque fermement sur son nez un masque dont l’élastique vient de céder. Six mois avec sursis. N. joint brièvement les mains en direction du juge et lève les yeux au ciel. Il s’en sort bien : selon l’Observatoire international des prisons, 70 % des condamnations prononcées en comparution immédiate sont des peines de prison ferme.
1 « Je ne suis pas gay, je ne montre pas ma bite à un homme. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°195 (février 2021)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°195 (février 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Mis en ligne le 04.03.2021
Dans CQFD n°195 (février 2021)
Derniers articles de Frédéric Peylet