Samantha in the sky with no diamonds

Twist and Sam

Deuil sur la ville. L’amie Sam (Samantha Lavergnolle), 55 printemps, est partie dans son sommeil une sale nuit de février. Elle avait longtemps été l’attachée de presse de CQFD – un des multiples coups de main qu’elle a fourni aux films, radios, bouquins ou journaux qui, comme elle, ruaient contre l’air du temps. Une dame, une punk, une amie, une camarade, une révoltée… Elle n’a pas fini de manquer.
Collages en l’honneur de Sam sur la place Jean Jaurès (la Plaine), Marseille, mars 2024

C’est un vieux souvenir, que je ne saurais précisément situer. Disons : il y a une quinzaine d’années, l’époque où tu faisais partie de notre minuscule crew Article111. Bières en main, on zone à Paris, place de la République, en fin de manif. Il y a des flics partout, pas commodes, lançant quelques jets de lacrymo et des charges molles. L’heure de la dispersion quoi. Ça tombe bien : tu veux rentrer chez toi. Ce devrait être une formalité : tu habites de l’autre côté de la place. Mais à une centaine de mètres s’est attroupée une rangée serrée de casqués qui la barrent sur toute sa largeur. La logique voudrait que tu les contournes, comme tout le monde. Mais pas toi, non, pas moyen. Animée d’un élan mêlant paresse et rébellion, tu t’approches des flics en agitant ta crinière rousse et tu leur assènes que tu rentres chez toi, que ça se discute pas, qu’ils sont un obstacle à ta quête domestique et qu’ils ont intérêt à te laisser passer. Ça dure un petit moment, et puis, comme on refile une patate trop chaude, ils s’écartent le temps que tu te faufiles, soulagés de se débarrasser de toi. Le barrage passé, tu continues ta route en ronchonnant tout haut. Princière.

Au-delà des manifs, je t’ai souvent vu apostropher les flics et les guindés de ce monde, sans chichis, naturellement. Loin d’être intimidée, tu les toisais du haut de ta stature samanthienne, convaincue de ton bon droit. Généralement, ils ne savaient pas quoi répondre, finissaient par s’incliner. White privilège, un peu, bien sûr, mais pas seulement : ton cas de petite furie rousse à l’accent briton et si manifestement sûre de son droit les mettait mal à l’aise, presque penauds. Il arrivait pourtant que ton toupet ne fonctionne pas : une amie me racontait récemment comment tu as passé une nuit au poste lors du dernier festival d’Avignon, pour des envolées oratoires un peu lestes envers la gente policière. Et je me souviens t’avoir récupérée les yeux littéralement confits de lacrymos un jour où tu avais professé à courte distance un acabisme de bon aloi. N’empêche : tu leur en as fait baver, avec mots d’oiseaux carabinés à la clef.

Pétroleuse for ever

Ça fait une grosse semaine que tu es partie et dans ton quartier marseillais de cœur, ton nom bruisse de-ci de-là. Faut dire que t’étais difficile à rater, dans tes bons comme tes mauvais jours. Tu étais depuis peu installée rue Thiers (ce foutu « Versaillais massacreur » que tu haïssais, toi qui avais écrit dans CQFD un article à la gloire des communardes pétroleuses), juste à côté du café-librairie associatif anarcho-azimuté Manifesten où tu tenais régulièrement des permanences, plus ou moins avinées. Alors comme les pingouins se regroupant dans le blizzard, c’est à Manifesten qu’on s’est retrouvé·es les premiers soirs pour évoquer ton souvenir, rappeler tes faits d’armes, écouter les groupes et musiciens qui t’ont fait vibrer, des Clash aux Moonshiners en passant par Charlie Parker ou Fantazio. Dès le premier soir, Karine du proche troquet Jean Jaurès fait livrer une immense plante en ton honneur, tandis que Maïka, Jadgdish et autres musiciens habitués du lieu relancent une salve de ritournelles et mélodies aguicheuses. Le vin coule ; les larmes suivent. Tant de gens en qui tu as infusé…

Pour apothéose, quelques jours plus tard, les festivités organisées sur La Plaine dans la foulée de ta crémation. Tu as beau ne vivre à Marseille que depuis environ six ans, il y a là des gens très divers, de tous âges, dont beaucoup ont à cœur de te saluer – qui en interprétant une chanson au micro, qui en collant une image de toi sur un mur dédié, qui en s’épanchant au fil des bières sur l’empreinte plus ou moins profonde que tu as laissée sur leur existence. Chacun·e secoué·e, quêtant au fond de soi des instantanés de leçons de vie assénées à la manière d’une anti-Yoda : « Par la force du chaos libertaire et la guitare de Joe Strummer, te laisser porter tu dois. »

L’art de l’entremetteuse

Quand je pense à toi, je vois une espèce de moineau punk : à la fois fragile et pleine de ressources, piaillante de vie et si vulnérable. Comme tous les mal-adaptés, les pétroleuses, les anars atrabilaires, les qui refusent de parvenir, les qui haïssent la réussite normée et les paillettes, tu traînais avec toi ton lot de fragilités et d’addictions. Et t’étais parfois relou ma vieille, bordel. Mais ça ne t’avait pas empêché de mettre tes armes de « super entremetteuse » au service de toutes les belles causes croisées. Ce que résume l’ami Jean-Luc (Porquet) dans le dernier Canard Enchaîné : « Tout ce qu’elle a fait ! Bataillé pour la coopérative de diffusion Co-errances, Télé-Bocal, le Salon du livre libertaire, les radios Aligre et FPP, Article11, le mensuel CQFD, et le Théâtre 11 d’Avignon, les éditions de L’Échappée et la librairie Quilombo. Joué l’attachée de presse pour La Commune, chef- d’œuvre-fleuve du grand cinéaste Peter Watkins, à qui la liait une belle complicité, mais aussi pour des films de Pierre Carles, Gillet Perret, René Vautier et tant d’autres. »

Sur ta route, on va pas se mentir, il y a eu pas mal de têtes à queue et de dérapages fort peu contrôlés. Parfois ça crissait, ça s’engueulait, voire ça mettait en péril de vieilles amitiés. N’empêche qu’il te restait toujours ce feu sacré, celui consistant à porter aux nues ce qui te semblait valoir le coup dans une époque où les envolées gauchistes n’avaient plus du tout le vent en poupe. C’était la raison même de ton boulot, attachée de presse des mal-aimés de l’époque, déterminée à fiche des coups de pompe au derrière de l’inertie. Et il fallait voir ta fierté quand tu parvenais à faire exister ailleurs l’un de tes médias ou films chéris – Article11 interviewé à France Culture pendant une heure, ça t’avait nourri un bon moment, et tant pis si on s’était crashés en direct parce que transis de stress…

En tout cas, s’il fallait écrire une contre-histoire des dernières décennies, slalomant entre l’Angleterre chérie de ton adolescence et la France rance de ta fin de règne, je te choisirais comme l’un des personnages principaux. Quitte à s’arranger un peu avec la trop souvent décevante réalité. Qui a fait tomber la Dame de Fer Thatcher de son trône immonde ? Sam ! Qui était au four et au moulin lors des derniers grands mouvements sociaux, de Nuit debout aux Gilets jaunes en passant par le mouvement contre la réforme macroniste des retraites ? Sam encore ! Qui ouvrira le bal lors de la prochaine Sociale, la bonne celle-là, qui verra la Commune refleurir sur un parterre de riffs punks ou calypso ? Sam toujours !

En attendant ce retour en grâce, repose en paix, Sam, mais n’oublie pas de glisser dans le paradis où tu sévis un peu de ce bordel que tu chérissais tant.

Par Émilien Bernard


1 Site internet puis publication en kiosque, dont le dernier numéro a été publié début 2015.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°228 (mars 2024)

Dans ce numéro de mars, on expose les mensonges de TotalEnergies et on donne un écho aux colères agricoles. Mais aussi : un récit de lutte contre une méga-usine de production de puces électroniques à Grenoble, une opposition au service national universel qui se structure, des choses vues et entendues au Sénégal après le "sale coup d’état institutionnel" de Macky Sall, des fantômes révolutionnaires et des piscines asséchées.

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