Techno-care

« Tu as un monde en toi »

À rebours des œuvres dystopiques, il arrive que quelques récits utopiques travaillent à réenchanter notre futur. L’autrice-chercheuse Héloïse Brézillon signe, avec son premier livre T3M, l’un d’entre eux. Un recueil hybride aux éditions du commun.

Imaginez que dans quelques dizaines d’années, une technologie permette de guérir notre santé mentale. Elle cartographierait le cerveau pour explorer son passé et reconfigurer les routes dans notre matière grise. En 2039, voilà ce que promet T3M, « traumatic memory mapping model » [modèle de cartographie de la mémoire traumatique] ; une IA qui sait spatialiser la mémoire. « elle tire des traits, elle mesure des choses dans la tête, elle dessine des pointillés rouges, elle trouve les routes qui rendent triste et elle crée des déviations », écrit la poétesse Héloïse Brézillon. Dans T3M, éditions du commun, octobre 2024), la narratrice se soumet à cette invention, « une révolution » selon celles et ceux qui l’ont utilisée. Grâce à cette technologie, « le monde aussi, ça va mieux ». À son tour, elle est prête « je ferme les yeux – à la recherche de l’odeur de terre humide des troglodytes. les feuilles de tilleul en toupie. les plantes et le miel dans la tasse. ça y est. je vais abolir ma tristesse. »

Guérir les traumas, ceux qu’on a vécus, ceux qu’on nous a légués. Plus qu’une thérapie personnelle, c’est un care global que propose l’autrice à travers son invention littéraire. Mais ce n’est pas n’importe quoi que sa création propose de soigner. Héloïse Brézillon s’attaque aux violences sexuelles perpétrées sur les enfants. Et plus largement aux traumas causés par la domination masculine à l’intérieur des foyers. Alors les « cortégraphes » explorent le passé de la narratrice : « on va pouvoir creuser plus profond, comprendre mes strates, faire le travail géologique. après les maisons métropoles, les terres sans nom sous la croûte. les roches blanches de la mémoire, la cristallinité et le quartz diaphane. elles disent, on n’oublie pas, on enfouit. je pense : la tristesse a la forme d’une grotte et l’odeur du vide. » Les lieux, les sensations. Un paysage intérieur se dessine devant nos yeux, avec ses « trous », ses manques. Et l’héritage familial qui se dessine dessous.

La proposition est osée : mêler de la poésie à de la science-fiction, le tout sous un angle féministe. Chacun des six chapitres débute en prose avant de fleurir en vers. Une narration échelonnée, qui laisse place aux poèmes, qui plongent les lecteur·ices dans une réalité sensorielle passée, saisissante de vérité. Tantôt un lieu, tantôt le goût ou l’ouïe. Celle qui se définit autant comme chercheuse que comme autrice explore ses souvenirs en s’attachant à quelques détails, éclairant peu à peu son histoire. La forme versifiée trouve là tout son sens : la mémoire faillible ne trouve sa justesse que dans l’émergence de certains stimulis et non dans une retranscription exhaustive. Une invention de génie en termes de narratologie.

Avec T3M, Héloïse Brézillon entend faire valoir les pouvoirs transformateurs des récits fictionnels, et œuvre pour la destruction des systèmes de domination. On espère qu’elle aura lieu au plus vite.

Thelma Susbielle
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Cet article a été publié dans

CQFD n°238 (février 2025)

Dans ce numéro, un dossier sur la Syrie post-Bachar, avec un reportage sous les bombes turques à Kobané. Mais aussi des nouvelles de Mayotte où il faut « se nourrir, reconstruire et éviter la police ». On se penche également sur une grève féministe antifasciste et sur la face cachée des data centers. Puis on se demandera que faire de la toute nouvelle statue du général Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie, qui vient d’être érigée en Lorraine – un immense scandale.

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