Mes héros toxiques #1

Trop de couilles dans la bibloche

V’là que soudain t’as vieilli. Que tu regardes en arrière. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes de génie qui ont accompagné ta jeunesse, l’immense majorité étaient des mecs. Pire : si la plupart se revendiquaient rebelles, hors système, beaucoup ont affiché des facettes toxiques. Cette chronique épluchera au fil des mois quelques cas plus ou moins gratinés.
Un montage d’images Pixabay

Quand j’ai proposé cette idée de chronique, la rédac’ était enthousiaste. «  Fonce ! », qu’on m’encourageait. « N’oublie pas tonton Debord et ce crétin de Sid Vicious », qu’on suggérait. Je me suis lancé. Mon premier jet était consacré au journaliste gonzo Hunter S. Thompson, héros de mes vingt ans et personnage borderline sur bien des points. Les réactions ont été mitigées. D’un côté l’ami Bill me suggérait que ce déracinement d’idole en quelques paragraphes était un peu violent, s’inquiétant du grand jeu de chamboule-tout qui se profilait, Kerouac, Brel ou Verlaine alignés en 3 500 signes, bim, le massacre. De l’autre, le camarade Boule pensait que je minimisais les méfaits du personnage, que ce passage de la correspondance de Thompson où il écrit « Je ne vois pas souvent [Maxine] & chaque fois ça se termine en violence avinée. Possible que je la bute » suffisait à le placer dans la case au bûcher.

Il faut dire que je n’ai pas choisi la facilité en écartant du champ de cette chronique les toxiques évidents, de type Cantat, Johnny Deep ou Gainsbarre, meurtriers ou agresseurs reconnus. À ma connaissance, Hunter S. Thompson n’a pas d’historique de violence conjugale ou de harcèlement sexuel. Contrairement à l’autre pape psyché de son époque William Burroughs, il n’a pas tué sa femme lors d’une soirée où il voulait jouer à Guillaume Tell avec son flingue. Il n’a pas non plus fini par écrire des livres férocement réactionnaires comme Bret Easton Ellis. Nan, le roi gonzo et contempteur ultime de Nixon, disparu en 2005, était juste un mâle de son temps, qui adorait les armes à feu, les grosses bécanes, la vitesse et l’adrénaline – entre mecs. Est-ce que ça m’autorise à fouiller toute sa biographie et notamment le bouquin de son fils, lequel décrit comment son azimuté de père était peu présent au quotidien, vieillissait dans l’aigreur et était pour le moins soupe au lait ? Je sais pas.

Ce qui m’intéresse au fond, c’est plutôt de comprendre comment, croyant me construire une culture de rebelle au sortir de mes Vosges natales, notamment via la littérature dite contre-culturelle, j’en suis arrivé à une impasse genrée, découvrant tardivement qu’hormis un chouïa de Duras et un poil de Despentes je ne lisais quasi que des mecs. Tout sauf anodin. Surtout si l’on ajoute que j’ai longtemps rêvé d’avoir la vie sentimentale échevelée de Kerouac, de foutre le dawa partout comme l’alcoolo Bukowski ou de carburer sous drogues H24 comme Thompson. Ils m’étaient sympathiques dans leur toxicité même. Quoique. Là aussi, je ne sais plus : est-ce qu’être défoncé ou bourré H24 c’est forcément être toxique  ? Pas sûr.

Alors voilà, cette chronique va prendre son temps. Elle interrogera les racines de cette construction, et aussi ce qui nous en reste, à moi comme à celles et ceux de la rédac’ qui prendront la plume au fil de cette chronique. Elle soulignera combien l’idée de génie artistique fait parfois fermer les yeux sur des comportements problématiques. Elle ne fera pas toujours vaciller des statues, mais les observera sous certaines coutures. Elle abordera des personnages complexes, qu’à l’inverse d’un Cantat je ne mettrais personnellement pas à la poubelle assorti d’un bon crachat.1 Une histoire de ligne à tenir quoi, sans céder aux facilités. Ça va être coton, inconfortable. C’est peut-être tout l’intérêt.

par Émilien Bernard

1 C’est ainsi que je continue à recommander les écrits vitupérants d’Hunter S. Thompson aux amis ne le connaissant pas, tant il a apporté au journalisme ronronnant de son époque une réjouissante contre-narration secouant les cadres établis.

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1 commentaire
  • 29 octobre 2023, 09:54

    Et si tu laissais les lecteurs-trices se faire une idée et un jugement par eux-mêmes plutôt que de vouloir ouvrir une chambre correctionnelle de la littérature underground ?

Cet article a été publié dans

CQFD n°223 (octobre 2023)

Ce numéro 223 inaugure notre nouvelle formule et n’a pas de dossier thématique. Ceci dit, plusieurs articles renvoient à un même thème, celui d’une France embourbée dans ses vieux démons. On y refait l’histoire de la stigmatisation du voile à l’école, on y raconte comment la parole xénophobe la plus crasse s’est libérée autour des arrivées à Lampedusa, on y parle de squats expulsés et d’anti-terrorisme devenu fou... Bref, on passe la France au scalpel et ça pue pas mal. Heureusement tout un tas de chouettes chroniques et recensions viennent remonter le moral !

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