Narcoprisons

Taules de haute sécurité : histoire d’une lutte à mener

Les premières « narcoprisons » de Darmanin doivent ouvrir cet été. Le régime ultra-restrictif de ces établissements n’a rien de nouveau. Il s’inspire de la stratégie antimafia en vigueur en Italie et des Quartiers de haute sécurité (QHS) français contre lesquels prisonniers et militants ont lutté ardemment dans les années 1970.

En validant dans ses grandes lignes, le 12 juin dernier, la loi visant pompeusement à «  sortir la France du piège du narcotrafic  », le Conseil Constitutionnel a confirmé la création d’un nouveau régime carcéral plus dur, plus déshumanisant. Des dizaines de détenus seront bientôt placés dans des Quartiers de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) dont le premier devrait ouvrir début juillet à la si bien nommée centrale de Condé-sur-Sarthe (Orne). Là-bas, plus d’activités, restrictions drastiques des contacts et des extractions au tribunal. Pour briser ceux qu’il érige comme les nouveaux ennemis de la nation, le ministre de la Justice a concocté un monde de privation sensorielle fait d’isolement renforcé, de portes automatisées et d’audiences en visioconférence.

Cospito est le premier militant de gauche à être projeté dans cette réalité carcérale prévue à l’origine pour les membres des grandes organisations criminelles

C’est de l’autre côté des Alpes, dans les geôles italiennes, que Gérald Darmanin est allé chercher l’inspiration. On l’a ainsi vu, en février, visiter la prison de Rebibbia, en banlieue de Rome, réputée l’une des plus dures dans l’application du « 41-bis ». Ce régime de détention, tirant son nom de l’article du code pénitentiaire italien l’ayant institué dans les années 1970, est l’une des clés de la stratégie antimafia. Après avoir réussi à se faire oublier pendant quelques années, le 41-bis resurgit à l’hiver 2023, écrit à la bombe sur les murs romains, à côté d’un nom : celui d’Alfredo Cospito.

Cospito libero !

Cospito est un anarchiste italien qui a pris perpète pour le dépôt supposé de deux colis piégés devant une caserne de carabinieri. On lui reproche également d’avoir tiré une balle dans le genou d’un dirigeant de l’entreprise Ansaldo Nucleare suite à l’accident de Fukushima. Il est emprisonné depuis dix ans sous haute sécurité quand, au printemps 2022, la ministre de la Justice en personne décide de le placer sous 41-bis. C’est le premier militant de gauche à être projeté dans cette réalité carcérale prévue à l’origine pour les seuls membres des grandes organisations criminelles.

Dès son arrivée à Sassari, en Sardaigne, il subit un isolement quasi total. Sa cellule ne reçoit pas de lumière du jour. Il est filmé en permanence, n’a pas accès au téléphone. Pas le droit non plus de travailler ni de participer à quelque activité que ce soit. Ses lectures sont contrôlées et censurées. Ses fréquentations à l’intérieur de la prison sont régentées par le ministère de la Justice qui lui choisit comme « groupe de sociabilité » deux parrains mafieux, dont un fasciste notoire et un tueur à gages de la ‘Ndrangheta. Il ne peut voir ses proches qu’une heure par mois : « Les parloirs ne se font qu’avec la vitre et la voix métallique de l’interphone, explique Alfredo, en visio, lors d’une audience au tribunal en 2023. Mes sœurs et mon frère, qui sont les seuls à pouvoir me rendre visite, doivent recouvrir de pansement leurs tatouages et leurs boucles d’oreilles lorsqu’ils arrivent, parce qu’ils pourraient communiquer des messages cryptiques à travers les motifs tatoués.  »

L’Italie redécouvre l’existence du 41-bis, trou dans le trou où croupissent 750 détenus, condamnés indéfiniment à une « non-vie »

En octobre 2022, Cospito entame une grève de la faim qui durera 181 jours et suscite rapidement un large mouvement de soutien dans les milieux anarchistes et autonomes à travers le monde. À Athènes, le véhicule d’une diplomate italienne est détruit au cocktail Molotov. À Berlin, Rome et Madrid, des bornes de recharge électrique sont incendiées. À Pise, le tribunal est attaqué à l’explosif artisanal, tout comme l’ambassade d’Italie à La Paz. Le consulat de Marseille est plusieurs fois vandalisé à la peinture rouge, ses murs tagués des inscriptions : « Mort au 41-bis », « Liberté pour Cospito ».

L’Italie redécouvre alors l’existence du 41-bis, trou dans le trou où croupissent 750 détenus, condamnés indéfiniment à une «  non-vie  », comme la décrit Alfredo Cospito devant le tribunal. Dans une lettre que ses avocats font fuiter dans la presse, l’anarchiste individualiste affirme que tous les prisonniers doivent pouvoir «  vivre une vie digne d’être vécue, quoi qu’ils aient fait  ». Le débat secoue l’opinion italienne, mais ni le martyre de Cospito ni les actions de solidarité par dizaines, pas plus que les appels des ONG et d’une partie de la gauche à abolir le 41-bis ne feront reculer le gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni. Amaigri de 50 kilos, le détenu recommence à s’alimenter au lendemain d’une décision de la Cour constitutionnelle disqualifiant le principe judiciaire de la prison à vie incompressible.

Quand l’administration se venge

Ce modèle, qualifié il y a plus de 20 ans de «  cruel, inhumain et dégradant  » par Amnesty International, semble aujourd’hui générer plus d’excitation que de répugnance du côté du gouvernement français. Le journal L’Envolée – écrit par des prisonniers et anciens prisonniers depuis 25 ans – rappelle dans son dernier numéro que ces régimes ont d’abord été testés « sur des prisonniers dont l’administration pénitentiaire voulait se venger  » comme le braqueur et champion de l’évasion Redoine Faïd ou encore – dans un tout autre registre – «  Salah Abdeslam1 qui semble peu susceptible de susciter un élan de solidarité contre ses conditions de détention  ». La méthode est désormais rodée : ce qui était testé hier marginalement finit par être intégré à la loi. Un régime d’exception pour des ennemis d’exception. Faudra-t-il alors – comme avec Cospito en Italie – attendre que des militants soient placés dans ces QLCO pour que la gauche radicale – aujourd’hui aphone sur le sujet – ne finisse par se rebiffer ? Ces dernières années, les situations spécifiques de Libre Flo (militant pro-Kurde inculpé dans l’affaire dite « du 8 décembre » et maintenu à l’isolement durant plus d’un an2) ou de Louna (opposante transgenre au projet d’A69 incarcérée préventivement dans une maison d’arrêt pour hommes et tenue isolée « pour sa propre sécurité ») ont permis de mettre fugacement en lumière la violence du système carcéral.

En taule aussi donner la parole aux concernés

Dans les années 1970 déjà, ce fut l’arrivée de nombreux gauchistes derrière les barreaux qui avait permis de lancer un vaste mouvement de contestation, à l’extérieur puis à l’intérieur des prisons. L’époque est alors aux grandes luttes collectives. Des prisonniers et des intellectuels – dont Michel Foucault of course – créent en 1971 le Groupe d’information sur les prisons (GIP). «  Le but du GIP n’est pas réformiste, lit-on dans son premier rapport d’enquête. Nous ne rêvons pas d’une prison idéale : nous souhaitons que les prisonniers puissent dire ce qui est intolérable dans le système de la répression pénale  ». Les infos de l’intérieur relayées dans les brochures du GIP mettent le feu aux poudres et les premières mutineries éclatent dès la fin de l’année. Elles culmineront avec une vague de révoltes inédite, quinze années plus tard, au cours de laquelle des établissements entiers à Ensisheim ou Saint-Maur seront réduits en cendres par de flamboyants mutins.

Rapidement, le groupe s’auto-dissout pour laisser place au Comité d’action des prisonniers (CAP), un mouvement autogéré par des détenus ou d’anciens détenus et aidé par des soutiens extérieurs. Le CAP publie une soixantaine de numéros de son journal jusqu’au début des années 1980, attaquant l’ordre carcéral sur tous les fronts. Avec le GIP, ils obtiennent des victoires significatives, à commencer par l’accès libre à la presse, à la radio et à la correspondance privée. À partir de 1975, le Comité est particulièrement actif contre les Quartiers de sécurité renforcée et les Quartiers de haute sécurité (QHS) où l’isolement est maximal. À propos de ces QHS, le militant révolutionnaire emprisonné Charlie Bauer parle alors «  d’une antivie  » et le très célèbre Jacques Mesrine d’« un assassinat légalisé  ». Détenus, anciens taulards, intellectuels et militants font alors front commun, les uns relayant à l’extérieur les combats menés par les autres à l’ombre des hauts murs. Cette peine de mort qui tait son nom est abolie, peu après l’autre, en 1981. À l’heure de sa réintroduction, quarante-cinq ans plus tard, il est temps de reprendre le fil de ces luttes anticarcérales pour que la taule ne demeure pas, comme l’écrivait le GIP dans son manifeste de 1971, «  une région cachée de notre système social  ».

Lluno

1 Salah Abdeslam a été condamné à la perpétuité par la France en 2022, pour sa participation aux attentats du 13 novembre 2015. Il est en isolement au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) depuis 2024.

2 Lire « Ce sont mes opinions politiques qu’on essaie de criminaliser », CQFD n°210 (juin 2022).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°243 (juillet-août 2025)

Dans ce numéro d’été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d’été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l’idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l’alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l’international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc’ pour évoquer l’assassinat d’une Assistante d’éducation en Haute-Marne...

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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Par Lluno
Illustré par Gwen Tomahawk

Mis en ligne le 20.07.2025