Audi voleur !
Sous-traitance, maltraitance
Entre le canal et le chemin de fer, l’usine Audi est immense, deux kilomètres, longée d’une route au trafic incessant. À quelques mètres de l’auvent qui arbore le sigle de la marque, un barnum vert fluo obstrue l’entrée, un feu de palettes brûle haut et des banderoles écrites à la main appellent à la solidarité avec les ouvrier·es de sous-traitance. Aujourd’hui, le vent souffle dans le bon sens. La fumée noire monte jusqu’aux fenêtres des bureaux de la direction, et ça tombe bien car le patron nommé pour mener la liquidation, Thomas Bogus, observe la scène depuis sa tour. En bas, une petite dizaine d’ouvrier·es continue à lutter avec les moyens du bord.
À l’été 2024, l’usine d’assemblage automobile Audi Forest a annoncé sa fermeture et le licenciement collectif de tou·tes les travailleur·euses. Du jour au lendemain, 4 000 personnes – employé·es, ouvrier·es, sous-traitante·s et intérimaires – ont été mises au chômage « pour raison économique ». Mais la procédure légale qui encadre le licenciement collectif et qui impose quelques mesures de protection a été activée seulement pour les salarié·es internes, laissant pour compte 1 000 travailleur·euses. Ainsi traités de « dommages collatéraux », des sous-traitants ont installé ce campement pour rendre visible l’injustice et discréditer la marque.
Les sous-traitants parlent d’une délocalisation au Mexique
L’un d’eux, Amir, explique : « Jusqu’en 2017, on travaillait pour une filiale d’Audi, on était la même famille. Après ils nous ont séparés en petites sous-traitances. Ils nous disaient qu’on était des partenaires alors qu’on avait 30 % de salaire en moins. » Mais ça, c’était tant qu’il y avait du travail. Dès que la chaîne de production a été mise à l’arrêt, il n’a plus été question pour les sous-traitant·es d’être considéré·es comme des « partenaires ». Amir continue : « Ils nous ont dit qu’on n’avait pas le même numéro TVA, qu’on n’était pas les mêmes sociétés, qu’Audi vend un produit et nous de la logistique, que ça n’a rien à voir. » Mais celles et ceux qui racontent ont passé plus de quinze ans à travailler là. Yassine reprend : « On a fermé les yeux sur les inégalités et ils veulent même pas te donner la reconnaissance. Tout ce dont tu t’es accommodé on n’en a rien à foutre. Moi c’est ce qui m’écœure le plus. J’ai la rage. »
En 2018 pourtant, l’État belge chouchoutait Audi pour l’encourager à rester sur le site de la commune de Forest (entre réductions fiscales et prises en charge de formations ou de matériel, environ 148 millions d’euros). L’usine a même été rénovée pour fabriquer une voiture tout électrique de luxe, la bien nommée « E-tron » (sic). Ce n’est pas la première fois que le groupe Volkswagen, dont fait partie Audi, menace de partir pour alléger ses coûts de production, en particulier ceux liés à la main-d’œuvre. À ce jour, aucune déclaration concernant une reprise ou reconversion du site n’a été confirmée, mais les ouvrier·es de sous-traitance parlent d’une délocalisation au Mexique. Iels ont tagué un peu partout sur le sol « Mexicoooo » avec les quatre « O » enchâssés du logo d’Audi. Selon Amir, « Audi délocalise pour faire plus de bénéfices. C’est tout ».
Ce qu’il se passe ici est emblématique de cette tendance qui impacte toute l’industrie automobile de l’Union européenne (UE). Ce secteur, qui représente treize millions d’emplois et 7 % du PIB de l’UE, subit une transition éclair, en partie liée au règlement européen du 19 avril 2023, qui interdit la vente de véhicules thermiques neufs d’ici 2035. Face à ces changements, les industries, dont l’objectif reste la croissance de leurs bénéfices, réorganisent leur production. La perspective de les voir quitter l’UE pour aller s’implanter dans des États plus propices à leur développement offre un argument massue aux politiques néolibérales : sauver l’économie et l’emploi.
Le site de l’usine à Forest pourrait lui-même être reconverti pour fabriquer… des armes
À coup d’« incitation fiscale » et de « simplification administrative », les États jouent à qui fera la plus grosse réduction d’impôt, et mettent en concurrence les travailleur·euses (à qui acceptera les pires conditions). Spoiler : ces mesures n’empêchent pas les industries de s’envoler vers d’autres horizons et de fermer leurs sites en Europe. Par contre, cela participe à détricoter les systèmes de protection du travail : banalisation des contrats précaires, licenciements accélérés, âge de retraite reculé, représentativité syndicale limitée, encadrement du droit de grève.
Pour toujours plus de « flexibilité ». D’ailleurs, le site de l’usine à Forest pourrait lui-même être reconverti pour fabriquer… des armes. « À condition toutefois que le monde politique et les banques fassent preuve d’une certaine flexibilité éthique », suggère même sans ciller l’expert de l’organisation patronale Agoria.
Cette précarisation de l’emploi impacte aussi les formes de mobilisation collective. Pour Isma « c’était joué d’avance. La restructuration a commencé quand on nous a divisés. Quand les gens ne sont pas unis comment tu veux lutter ?1 ». En effet, la hiérarchisation des statuts entre « internes » et ouvrier·es de sous-traitance, joue contre elles et eux. Celles et ceux qui ont encore quelque chose à perdre hésitent à soutenir les plus défavorisé·es. En plus des divisions salariales et contractuelles, les ouvrier·es de sous-traitance sont en majorité issu·es de l’immigration, principalement marocaine. La discrimination qui était à l’œuvre à l’intérieur de l’usine est d’autant plus apparente maintenant que la résistance s’organise au-dehors : il n’y a pas un Blanc. De plus, la création de plusieurs petites sociétés de logistique limite leur accès à la représentation syndicale. « Si t’as 600 personnes t’as droit à quinze délégués, si t’as 100 personnes c’est cinq délégués. Mais avec quinze travailleurs par-là, cinq par-ci, c’est terminé. »
Les trois syndicats majoritaires ont « oublié » les sous-traitant·es, et la trahison est amère
Les trois syndicats majoritaires en Belgique, où le taux d’adhésion est élevé (50 % contre 10 % en France), ont fait front commun à la table des négociations d’Audi. Seulement, eux aussi ont « oublié » les sous-traitant·es, et la trahison est amère. Roland, un des seuls internes à avoir été présents sur le campement raconte : « Le but des syndicats était de ne pas rassembler. Ils voulaient pas avoir une grosse mobilisation. » Et les syndicats ne sont pas les seuls à avoir participé à casser le mouvement. La commune de Forest, nouvellement élue avec un front de gauche, Parti des travailleurs (PTB) compris, a coupé l’électricité et mis des amendes à leurs voitures stationnées sur le trottoir. Les institutions s’y sont mises aussi, comme l’Office national de l’emploi (Onem) qui bloque le versement des allocations de chômage suite à une « erreur » de code de la part de l’employeur.
En Belgique, c’est la première fois qu’un licenciement de cette ampleur ne provoque pas l’indignation généralisée. Pour Amir : « Audi vient de prouver qu’elle peut partir en donnant des cacahuètes aux gens. Elle veut me donner 4 500 euros net pour 18 ans, c’est pas possible ! Les syndicats, l’État, les patrons, c’est une masterclass pour eux. On est juste les premiers d’une longue série. »
En attendant, les ouvrier·es de sous-traitance maltraité·es de Audi sont toujours là, et invitent à passer les soutenir. C’est au numéro 201 du boulevard de la Deuxième Armée britannique, où le feu crépite. Yassine a le mot de la fin : « On fait le travail humain, c’est un signal qu’on veut lancer. Le minimum si tu me frappes, le minimum c’est au moins je crie. Voilà pourquoi on est là. »
1 Pour un résumé des actions menées, lire « Audi Forest, il reste 15 jours de lutte, “ce sont des vies qui sont en jeu” », Bruxelles dévie (10/01/25).
Cet article a été publié dans
CQFD n°240 (avril 2025)
Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l’idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d’Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l’histoire (et l’héritage) du féminisme yougoslave.
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°240 (avril 2025)
Par
Illustré par Irène Beausejour
Mis en ligne le 11.04.2025