Nancy, 15 janvier 1972

« Révolution dans la prison ! »

Quelques mois après la publication d’une enquête du Contrôleur général des lieux de privation de liberté révélant l’état désastreux et la surpopulation des prisons dans la France du XXIe siècle, trois documents viennent rappeler les révoltes anticarcérales du début des années 1970 : Prisonniers en révolte (éditions Agone) de la sociologue Anne Guérin – interviewée par CQFDLa Révolte de la prison de Nancy – 15 janvier 1972 (éditions Le Point du Jour) et le documentaire de Nicolas Drolc, Sur les toits (Les mutins de Pangée) recensé ci-dessous.
Nous ouvrons une série d’articles sur cette réalité carcérale dont le scandale mérite aujourd’hui une plus grande publicité. En écho à l’esprit des mutins de 1972, Philippe Lalouel, taulard séropositif qui a déjà passé vingt-six ans en prison pour des braquages et des évasions sans violence, a écrit récemment à la garde des Sceaux : « Je ne veux pas survivre, je ne veux pas mourir en prison, je veux vivre libre. » Respect.

« Pendant quelques heures, l’établissement passe sous le contrôle des mutins qui montent sur les toits et s’adressent à la foule. » Ce 15 janvier 1972, des milliers de curieux se massent au pied des murs de la centrale Charles-III, à Nancy, et, pour la plupart, sympathisent avec les révoltés du dedans1. Ces derniers, après avoir dressé une barricade et enfoncé les portes des cellules, lancent un tract qu’ils ont imprimé dans les bureaux de la comptabilité. « On a tout cassé ! On est 400 ! » Les clichés de Gérard Drolc, jeune photographe de la presse régionale, montrent cette prise de pouvoir et de parole. Déguisés en matons ou en feddayines palestiniens, les taulards, qui ont puisé dans les réserves de bouffe et de bière de l’économat, prennent des poses carnavalesques, se marrent, poussent des gueulantes.

« À Charles-III plus qu’ailleurs, en raison de la jeunesse des détenus, la révolte a eu parfois un air de fête. » « Les jeunes avec nous ! », crie-t-on tout en arrosant les CRS de tuiles arrachées au toit. Les forces de l’ordre, avant de prendre la prison d’assaut, interviennent dans le lycée mitoyen, où les élèves encourageaient les mutins depuis les fenêtres. Les six « meneurs » qui seront jugés le 8 juin 1972 sous le coup de la loi « anti-casseurs » ont tous moins de 25 ans. Ils sont chaudronniers, soudeurs, charcutiers, rectifieurs, garçons de café ou sans profession – condamné pour vol et vagabondage –, ce qui met en évidence une justice de classe – « Qui vole un œuf va en prison, qui vole un bœuf va au palais Bourbon ». « La plupart des emprisonnés de Nancy sont là pour délit d’origine économique  », souligne le Groupe information prisons (GIP). Près de la moitié sont des prévenus, la prison préventive durant en moyenne quatre mois. « Il y avait longtemps déjà que c’étaient les jeunes des quartiers populaires qui étaient la clientèle favorite de la police, et par voie de conséquence de la prison », déclare Michel Foucault lors d’une conférence de presse sauvage célébrée dans l’entrée du ministère de la Justice, au lendemain de l’émeute.

« Nous avions de nombreux griefs contre l’administration pénitentiaire et la Justice. Nous lui reprochions le manque d’hygiène, la mauvaise nourriture, le manque de chauffage, les raclées des surveillants pour un oui ou pour un non, le déshabillage complet pour des fouilles répétées. Certains camarades sont depuis l’âge de 14 ans sous la tutelle d’un juge – ce n’est pas une enfance. Voilà pourquoi j’ai participé comme presque tout le monde à la révolution du 15 janvier.  » Ce témoignage est l’un des moments forts de l’ouvrage La Révolte de la prison de Nancy – 15 janvier 19722. Les éditeurs livrent là un bel ouvrage à l’aspect de document brut, qui transmet et étaye l’esprit rebelle de l’époque – 35 mouvements protestataires furent recensés intramuros par le GIP en quelques mois. Hormis les photos, on y trouve des notes manuscrites de Michel Foucault, des tracts, des dépêches, des procès-verbaux policiers et des pages de journaux de l’époque – dont un numéro spécial de La Cause du peuple-J’accuse, titré « Les prisonniers insurgés nous appellent » et où on lit ces mots crânes : « Qu’est-ce qui conduit en prison ? Les flics, pas les délits !  »

Un mois avant, une autre mutinerie, plus violente, avait éclaté à la centrale de Toul 3, mais à Nancy, la réalité carcérale explose au grand jour. « On a faim », « Nous avons froid », clament des banderoles peintes sur des draps. Ce qui n’empêchera pas le garde des Sceaux Pleven de communiquer que « la mutinerie n’était motivée par aucune cause sérieuse de mécontentement  »…

«  Il y a dans toutes les prisons quelque chose de téléguidé, d’orchestré, extérieur en tout cas à nos maisons », déclare à la presse le directeur de Charles-III, en proie à une aveuglante paranoïa. Pourtant, le jour du procès, à un avocat qui lui demande combien de ses pensionnaires, selon lui, ont participé au soulèvement, il répond : « Tous !  » À la mi-janvier, le GIP rend public un manifeste des détenus de Melun qui réclame la création de comités de prisonniers et affirme : « La réinsertion sociale des prisonniers ne saurait être que l’œuvre des prisonniers eux-mêmes. » Un message des taulards de Hall, en Suède, à leurs « frères de France » est également publié : « Vous n’avez rien à perdre. Vous pouvez vaincre uniquement par la reconquête de votre dignité humaine.  »


1 À l’exception de quelques aigris réclamant le recours à une « méthode à l’allemande » : «  Mitraillez-les tous et nous n’aurons plus besoin de reconstruire la prison ! » (interview d’un badaud reproduite dans le documentaire de Nicolas Drolc).

2 Éditions du Point du jour, mai 2013.

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