Tri sur le volet

Réfugié·es ukrainien·nes : solidarité bateau

Tandis que les réfugié·es d’Ukraine sont accueilli·es avec des égards inhabituels, les ressortissant·es d’autres pays en guerre dénoncent un traitement discriminatoire. À Marseille, un navire de la compagnie Corsica Linea a été mis à disposition pour loger les réfugié·es ukrainien·nes : si le dispositif est spectaculaire, la réalité est moins rose.
Illustration de Gwen Tomahawk

20 avril 2022, plus de 5 millions d’Ukrainien·nes ont fui leur pays. Deux tiers ont rejoint la Pologne et la Roumanie voisines, d’autres ont gagné l’Europe occidentale. À l’heure où ces lignes sont écrites, plus de 70 000 d’entre eux ont été enregistré·es en France depuis le déclenchement de la guerre le 24 février.

Dès les premiers jours de l’invasion russe, entreprises et institutions françaises rivalisent de solidarité. La SNCF offre la circulation gratuite jusqu’à leur point de chute aux détenteur·ices du passeport ukrainien. L’opérateur Free lance un forfait mobile temporairement gratuit. Plusieurs centaines d’entreprises mobilisées aux côtés de Pôle emploi sortent des placards 7 000 offres d’emploi. Airbnb, LVMH ou encore Danone mettent la main à la poche... Une mobilisation certes salutaire, mais qui interroge au regard des politiques menées lors des épisodes migratoires précédents.

Hôtes d’exception

La France n’est pas la seule à répondre à l’appel : ces dispositifs s’inscrivent dans une stratégie commune des États européens. Le 4 mars, le Conseil de l’Union européenne annonce activer la directive « Protection temporaire », pour la première fois depuis son adoption en 2001, dans la foulée des guerres en ex-Yougoslavie. Ce qu’elle permet ? Attribuer sans délai une carte de séjour temporaire aux personnes fuyant massivement leur pays, hors du cadre de la procédure d’asile ; concéder à ses bénéficiaires un accès simplifié au travail, à l’école, à un hébergement, à la santé – à la différence des demandeur·ses d’asile, soumis à un délai de carence de trois mois sur ce dernier point. À titre d’exemple, en France, au 29 avril, 12 899 enfants sont scolarisés, selon le ministère de l’Éducation nationale.

Expression d’un altruisme à deux vitesses ? Pour les États membres, cette mobilisation répond surtout à un enjeu pragmatique : éviter l’enrayage des dispositifs d’asile en Europe, face à un afflux de déplacé·es sans précédent depuis 1945. En effet, « l’Union [européenne (UE)] pourrait être confrontée à l’arrivée d’un nombre très important de personnes déplacées, potentiellement compris entre 2,5 et 6,5 millions de personnes », estime le Conseil de l’UE.

Régulièrement évoquée depuis le bond des demandes d’asile en Europe en 2015, la directive « Protection temporaire » n’a pourtant pas été mise en œuvre pour le million de Syrien·nes qui ont trouvé refuge sur le continent. Selon une résolution du Parlement européen1, les États membres n’étaient pas parvenus jusque-là à s’accorder sur une définition du critère d’ » arrivée massive ». Idem concernant les nombreu·ses Afghan·es arrivé·es en Europe depuis le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan à l’été 2021.

L’Europe, toujours forteresse

Exilé soudanais, en France depuis 2017 et militant pour les droits des personnes réfugiées, Hamad Gamal dénonce l’indignation sélective de l’Europe. Il se souvient du parcours du combattant qui a été le sien : « Comme la plupart des demandeurs d’asile, j’ai attendu longtemps pour avoir le statut. » Il poursuit : « En 2017, quand j’ai passé la frontière franco-italienne, le contrôleur du train a voulu appeler la police pour me refouler vers l’Italie, parce que je n’avais pas de billet2. Aujourd’hui, la SNCF annonce que les réfugiés ukrainiens peuvent prendre le train gratuitement... » Et Hamad de poser la question : « Est-ce que la SNCF est une société raciste  ? »

Pire, aujourd’hui, l’UE exclut du bénéfice de la directive « Protection temporaire » les étudiant·es et travailleur·ses migrant·es qui ont fui l’Ukraine au déclenchement des hostilités, au prétexte qu’ils et elles n’y ont pas le statut de résident·es permanent·es. Cette exclusion fait écho à un scandale qui a marqué les premières heures de la guerre : celui de « l’interdiction faite par une partie des forces de l’ordre ukrainiennes aux ressortissants africains de franchir la frontière3. Une mesure raciste qui viole le droit international », estime Hamad Gamal. Si les vannes ont ensuite été ouvertes, aujourd’hui, les contrôles se poursuivent aux frontières orientales de l’espace Schengen.

La loi du coupe-file

Alors que, faute de centres d’accueil, des milliers de demandeur·ses d’asile vivent à la rue, les Ukrainien·nes bénéficient d’une mobilisation de moyens jamais vue : réseaux d’hébergement chez l’habitant et accès à l’hébergement d’urgence ainsi qu’au parc social. À Marseille, le ministère de l’Intérieur a été jusqu’à financer la mise à disposition d’un navire de la Corsica Linea, avec ses 70 membres d’équipage. Au 27 avril, plus de 700 ukrainien·nes avaient pris place à bord, principalement des femmes et des enfants.

« Pour les résidents ukrainiens du bateau, partis d’Ukraine après le 24 février, la procédure est étonnement simple », témoigne Elena, traductrice russophone à bord. Elle raconte : « Les candidats à la protection temporaire se présentent le matin à la préfecture, laquelle remet immédiatement une autorisation provisoire de séjour. Le jour même, ce récépissé ouvre droit à la CSS, la complémentaire santé, et à l’ADA, l’allocation des demandeurs d’asile4. » Une procédure déconcertante de rapidité, quand on connaît l’encombrement quotidien et la tradition d’accueil indigne aux guichets des préfectures françaises.

Chez Elena « se mêlent deux réactions » : « l’une, de “s’émerveiller” de ce dispositif, d’une telle efficacité dans l’accueil réservé aux personnes parties d’Ukraine ; l’autre, de se rappeler que ce ferry est habituellement emprunté pour douze heures environ, le temps d’une traversée de la Méditerranée, que les cabines sont donc minuscules, sans fenêtre pour les trois quarts, les plafonds, bas et la lumière, rare. » Et Elena de s’interroger sur l’adéquation d’un dispositif aussi spectaculaire, qui ne répond pas forcément aux besoins des bénéficiaires. Le bateau reprendra d’ailleurs sa liaison maritime habituelle le 10 juin prochain : « Qu’en sera-t-il des personnes hébergées  ? Une autre solution tout aussi temporaire sera-t-elle trouvée  ? »

Pour sa part, Elena a été débauchée de son poste de travail habituel dans une association d’aide aux personnes précaires. D’autres travailleuses et travailleurs sociaux à bord officiaient jusque-là dans les centres d’hébergement de demandeur·ses d’asile des environs. « Sans que les travailleurs sociaux ne soient remplacés auprès de leurs publics habituels… On déshabille Pierre pour habiller Paul », fustige Elena.

Comment ne pas voir dans cette charité sélective le spectacle de la mobilisation politique d’un camp, élément de la guerre hybride en cours ? « L’Union [européenne] a montré […] son soutien résolu à l’Ukraine et à ses citoyens, face à un acte d’agression sans précédent de la part de la Fédération de Russie », confirme la décision d’exécution de la directive « Protection temporaire ». Soutenu par des polémistes qui entraînent le débat vers des bas-fonds culturalistes5, l’État n’a pas hésité à utiliser la figure de l’exilé·e ukrainien·ne à ses fins de propagande. Charité bien ordonnée…

Oum Ziad & Édith Marek

1 Résolution du 12 avril 2016 sur la situation en Méditerranée.

2 La collaboration SNCF/police est avérée depuis 2015 à la frontière franco-italienne. Lire à ce sujet : « À la frontière italienne, des cheminots résistent à la “chasse aux migrants” », Mediapart (12/01/2017).

4 Au 27 avril, plus de 70 000 Ukrainien·nes en bénéficiaient.

5 Entendu dans les médias : une « immigration de grande qualité » (Europe 1, 25/02/2022), « L’Ukrainien, il me ressemble » (RMC, 01/03/2022), ou encore : « Il faut accueillir les Ukrainiens, parce que ce sont des Européens de culture » (BFM, 26/02/2022).

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CQFD n°209 (mai 2022)

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