Tribune
« Razia, 34 ans : pour que sa mort ne soit pas classée sans suite »
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Le 30 octobre 2018, Razia est finalement tombée sous les coups de couteau de l’homme qu’elle essayait de fuir, Rashid Askari, père de ses enfants. Les représentants de l’Etat français déclarent aujourd’hui avoir manqué d’éléments pour agir à temps. Des personnes qui l’ont soutenue pendant près de deux ans dans sa lutte pour sauver sa vie et celle de ses enfants démentent cette version.
Etienne Manteaux, procureur de la République, le 5 novembre : « Avant les faits, nous n’avions pas assez d’éléments. Nous n’avions aucun fait objectif. (...) Il n’y avait jamais eu de plainte pour violence contre cet homme à Besançon en tout cas. Ce n’est pas au mis en cause de présenter son innocence, mais au parquet de prouver une culpabilité. »2
Comment un tel aveuglement est-il possible ? L’assassinat de Razia par son ex-mari fait suite à la longue série de menaces et d’agressions qui a été portée à la connaissance des autorités françaises depuis deux ans. À Paris, à Toulon, à Marseille et enfin à Besançon.
C’est dans cette dernière ville qu’il y a quelques mois, Razia a fait parvenir « directement au procureur » par le biais de son avocate « des certificats médicaux de l’Unité de médecine légale préconisant dix jours d’ITT (incapacité totale de travail, NDLR) pour elle, et 4 jours d’ITT pour chacun de ses deux jeunes enfants »3. Encore auparavant, c’était l’école où sont scolarisés ses enfants qui avait prévenu la police de la présence menaçante de Rashid, entraînant l’intervention d’une patrouille.
Des mots qui ne comptent pas
Razia a déposé sept plaintes, sept récits aux détails terrifiants. Dès la première déposition, à Marseille, elle dénonce des faits et non pas des menaces. Razia dit les coups dans le ventre, les strangulations avec son foulard, les menaces avec le couteau, la douleur des rapports sexuels forcés, tous les jours. Elle dénonce la violence exercée sur les enfants.
Question de l’officier de police judiciaire : « Votre fils O. a été examiné et présente des douleurs au niveau de l’épaule droite, avec rougeur (...). Votre fils S. présente des traces de griffures à l’avant-bras, pouvez-vous me dire ce qui s’est passé ? » Réponse : « Leur père les empoigne, pour les retirer de moi, il dit que ce sont ses enfants, il fait ce qu’il veut, il menace de se tuer si j’appelle la police, mais il essaiera d’abord de me tuer. »
Dans la même conférence de presse, le procureur insiste : « Des faits de menaces et d’intimidation ont été rapportés, mais pas de violence. Nous ne pouvions pas savoir. »
Les trois plaintes déposées à Marseille - avec un courage inouï au vu du contexte de terreur - ont été classées sans suite. On ne sait ni par qui ni pourquoi. Est-ce qu’il y aurait eu des suites si la police lui avait signifié la possibilité de porter plainte pour viol conjugal4 et pas seulement pour « violences aggravées » ?
À Besançon, ces plaintes, comme les suivantes, sont jugées insuffisantes pour déclencher une mesure de protection. Pour « pouvoir savoir », les autorités demandent des « éléments objectifs » non pas à Razia mais aux personnes qui l’ont aidée pendant sa fuite plusieurs mois auparavant. Alors que l’agresseur est à ce moment-là à Besançon où il terrifie Razia dès qu’elle sort de l’appartement de Femmes Solidarité. Ses enfants finiront déscolarisés et elle enfermée jour et nuit pendant de longs mois, dans l’attente de la décision de la mesure de protection.
Une image qui ne correspond pas à la norme victimaire
On ne l’écoute pas, on ne la lit pas, mais on la regarde, en noir et blanc muet sur une vidéo de surveillance devant l’école. On interprète son comportement, avec tous les biais sexistes et culturalistes : face à son agresseur, sa gestuelle n’est pas celle d’une femme apeurée mais « véhémente », elle n’est donc pas considérée en danger.
« Les exploitations vidéo laissaient apparaître une plaignante véhémente par rapport à son mari. On ne dit pas que Madame était agresseur, on avait le sentiment à la lecture des vidéos que la femme était plus véhémente, on n’avait que l’image. »5
Cette scène a lieu alors qu’une mesure de protection est enfin ordonnée et que l’agresseur a reçu une interdiction d’approcher Razia, mais cela n’est absolument pas pris en compte par la police. Quand elle était silencieuse, elle était vue comme une épouse « normalement dominée » alors qu’elle était terrifiée par les menaces de mort de son ex-mari. Appuyé par des personnes influentes de la communauté afghane de Marseille, il avait réussi à lui faire quitter Toulon où elle était à l’abri, et à lui faire déposer une demande d’asile avec lui à Marseille.
Au nom du père
À la Pada (Plateforme d’accueil des demandeurs d’asile) de Marseille, aucune information n’ayant été transmise sur les raisons de la séparation administrative de Razia et M. Askari, la personne qui les accueille pour rédiger le récit pour l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) accepte que le chef de famille dicte le récit sans que Razia ne prononce un seul mot.
Plus tard, c’est en toute connaissance du danger encouru par Razia que la Sécurité sociale n’a pas enregistré les enfants sous le numéro d’identification de leur mère. Le motif ? Les actes de naissances afghans ne mentionnant pas la mère, la filiation n’est établie qu’avec le père. Après les soins, la CPAM (Caisse primaire d’assurance maladie) lui envoie donc les relevés, ce qui lui permet de localiser Razia et les enfants à Besançon.
Les traducteurs et autres « personnes de confiance » des autorités sont tous des alliés du mari. Le traducteur de la première plainte s’empresse de divulguer à la communauté afghane de Marseille la démarche de Razia, ce qui lui vaudra encore plus de pressions pour la dissuader de porter plainte. Lors de la troisième plainte, alors que Razia a changé plusieurs fois de numéro de téléphone, celui qu’elle donne à la police sera aussitôt livré au mari.
Des institutions peu ou pas réactives
SOS Femmes a mis trois mois à trouver dans son réseau un hébergement hors de Marseille. Le principal frein est l’absence de financement Caf (Caisse d’allocations familiales) ou Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration6), sans parler du manque de moyens humains, avec du personnel non remplacé pendant les congés. Il y avait bien une place libre dans un centre d’accueil pour femmes victimes de violence en Ardèche, mais la commission des financeurs a refusé de la lui attribuer car en tant que réfugiée, elle relevait de l’Ofii.
Pendant l’été 2017, Razia n’a pas trouvé d’aide hors des réseaux alternatifs féministes pour échapper à son assassin. L’Ofii, saisi d’une demande d’hébergement hors Marseille pour éloignement d’une personne en danger de mort depuis juillet 2017, n’a jamais daigné répondre, malgré plusieurs relances de la Pada.
L’Ofpra a mis onze mois - un délai exceptionnellement long - pour répondre à la demande d’asile de Razia, après l’entretien où elle s’est expliquée sur son authentique récit de vie et a dénoncé les menaces de mort. La réponse, positive, a été postée trois jours après sa mort.
La double peine : femme et en demande d’asile
« J’entends l’incompréhension et l’émotion. La question qui se pose c’est : qu’est-ce qu’on peut faire ?, s’est interrogé Monsieur le procureur. Modestement, je n’ai pas la solution. »7
La mort de Razia, femme d’exception qui a pu résister pendant des années à la domination patriarcale, ne doit surtout pas être transformée en leçon de fatalisme, fût-elle « modeste » comme celle du procureur.
L’assassinat de Razia est un féminicide8, exactement comme les 200 autres commis en France chaque année, indépendamment du contexte religieux ou culturel de chaque cas. Elle a été tuée par un homme qui pense avoir droit de vie ou de mort sur elle parce qu’elle est « sa » femme. Ceci est rendu possible par les actions et par les inactions institutionnelles d’un pays, la France, rongé par le sexisme quotidien.
Pourquoi le système de « protection » de ce pays n’est-il qu’un leurre ? Est-ce à cause du manque de moyens policiers ou judiciaires que généralement les deux premières demandes de protection sont classées sans suite, qu’à la troisième plainte l’agresseur n’est convoqué qu’une petite heure, que la mise en route de l’ordonnance de protection prend toujours plusieurs mois ? Est-ce par modestie que le législateur appelle « mesure de protection » une simple injonction à l’agresseur de ne pas approcher l’agressée ?
Menteuses, manipulatrices, voleuses d’enfants... la parole des femmes victimes de violence n’est jamais légitime. Les demandeuses d’asile sont, en plus, par racisme, soupçonnées de faire ces démarches pour avoir des papiers ; elles ont rarement accès à des traductions indépendantes de pression sociale ou politique. En situation précaire, isolées, elles dépendent plus encore que d’autres des institutions de ce pays. Alors cessons le déni : il y avait, et il y a des solutions.
1 Judiciairement parlant, tout individu reste présumé innocent tant que sa culpabilité n’est pas formellement établie.
2 Conférence de presse du lundi 5 novembre 2018.
3 Selon Solidarité femmes 25, association de protection des femmes victimes de violences conjugales : lire l’article de France 3 Bourgogne-Franche-Comté.
4 La présomption de consentement dans le cadre du mariage a disparu avec la loi du 9 juillet 2010. L’article 222-22 du code pénal prévoit désormais : « Le viol et les autres agressions sexuelles sont constitués lorsqu’ils ont été imposés à la victime (...) quelle que soit la nature des relations existant entre l’agresseur et sa victime, y compris s’ils sont unis par les liens du mariage. » C’est aussi une circonstance aggravante de la peine, jusqu’à 20 ans (au lieu de 15 ans)
5 Même conférence de presse du lundi 5 novembre 2018.
6 Qui glose ainsi sur son site internet : « Fidèle à sa tradition d’accueil et d’intégration, la France conduit, en matière d’immigration, une politique faite de générosité et d’humanisme avec, comme ligne d’horizon, le dépassement des valeurs d’origine et l’adhésion à des valeurs communes qui sont celles de la République ».
7 Conférence de presse précitée du lundi 5 novembre 2018.
8 Le féminicide n’est pas reconnu dans la loi française ; la catégorie « homicide » n’a que deux sous-catégories : parricide et infanticide. La loi du 27 janvier 2017 permet d’aggraver les crimes ou délits commis en raison du sexe de la victime.
Cet article a été publié dans
Les échos du Chien rouge
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Paru dans Les échos du Chien rouge
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Mis en ligne le 24.11.2018