Un autre front

Qui a peur des lycéens ?

Quand la jeunesse déboule, tout peut basculer. Le pouvoir le sait et met le paquet pour tuer dans l’œuf cette énergie incontrôlable que la fièvre jaune a réveillée sur tout le territoire.
Photo Martin Barzilai

Dévalant le boulevard d’Athènes, à Marseille, voilà une équipe de très jeunes garçons au dress code sans équivoque : K-ways à capuche, trainings et baskets de dieux messagers : noir c’est noir. Un gars d’âge mûr distribue du sérum phy’ : «  Vous en aurez besoin. Nous, sur La Plaine, ça fait un mois qu’ils nous gazent. » « Merci, Monsieur ! » On cherche la manif lycéenne, insaisissable comme il se doit. L’hélicoptère qui fait du surplace au-dessus de l’ex-Poste Colbert donne une idée d’où ça se passe. Les véhicules bourrés de flics casqués qui tracent toute sirène hurlante aussi.

L’humiliation publique des lycéens de Mantes-la-Jolie, jamais condamnée par le ministre Castaner et applaudie par Ségolène Royal, a tourné en boucle. Tant pis si l’image rabaisse la « patrie des droits de l’Homme » au rang d’un vulgaire État policier. Avis à la population : gardez vos gosses à la maison. L’État craint leur irruption dans l’arène de cet automne inespéré.

« Maintenant que tout le monde est en colère... »

Ah, si jeunesse savait ! Justement, la voie ouverte par les inexpérimentés Gilets jaunes avec leurs blocages, leurs Zad autoroutières et leurs manifs errantes a frappé les esprits. Les lycéens y voient un écho de leur spontanéité. Comme si les parents avaient appris de leurs gosses… Début décembre, sous l’arc de triomphe de la porte d’Aix, un jeune le dit tout à trac à l’AFP : « Maintenant que tout le monde est en colère, on va finir ce qu’on avait commencé au printemps dernier. » Cette punchline fait référence aux grèves perdues contre Parcoursup et la réforme des lycées. Mais elle ouvre surtout la boîte de pandore d’un règlement de comptes généralisé contre l’arrogance antisociale des derniers gouvernements.

Autre punchline, cette fois-ci lancée par Olivier Mateu, secrétaire départemental de la CGT, lors du rassemblement du 1er décembre devant la préfecture : « Nous ferons payer chaque coup de matraque et chaque goutte de sang versée par nos enfants. » À bon entendeur. Car la violence policière frappe aussi Marseille. Et les syndicalistes y ont goûté, comme à Fos il y a deux ans, lors du blocage des raffineries.

Les manifs suivantes sont encadrées par les profs et personnels. Sud, FSU et service d’ordre CGT. Les flics sont moins vaillants face aux dockers. Mais la bienveillance se révèle étouffante. Abel1, un bloqueur du lycée Saint-Charles, regrette le rythme imposé : « Ils nous ont à peine laissé le temps de nous mettre à genoux les mains sur la nuque en hommage aux copains de Mantes-la-Jolie. Ils voulaient qu’on boucle ça vite fait. Alors nous, on repart cadenasser le bahut.  »

Mardi 4 décembre. 21 lycées bloqués à Marseille en solidarité avec les Gilets jaunes. Frustrés par une dispersion trop rapide, quelques centaines de jeunes traînent devant l’inspection d’académie. Une bousculade et les flics gazent le carrefour. Les yeux en feu, on se réfugie sur l’esplanade de la gare. Les plus speeds caillassent les fourgons de CRS en contrebas. Devant le lycée Victor-Hugo, que fréquentent les gamins de la Belle de Mai — quartier le plus paupérisé de France, selon l’Insee —, une voiture brûle. À l’arrivée des pompiers, un minot monte sur le camion et y esquisse un pas de danse. Le fond de l’air est jaune.

Jeudi 13 décembre, même endroit. Les portes de la gare, de la fac et du bahut sont fermées. Où aller ? Comment penser le mouvement quand on en est réduit à errer sur un bitume hostile ? Un commando de civils cagoulés est à l’affût, le lanceur de balle de défense en joue. Une lycéenne à la coupe afro brandit une pancarte sous leur nez : « Et si on visait l’égalité des chances ? » En réponse, les mastards plaquent contre le mur un gosse de 15 ans (noir lui aussi) qui passait par là. Ils se mettent à dix pour le palper et braquer ceux qui protestent. Un retraité du port crache son dégoût : « Ces condés, c’est la lie de la société. En 1986, sur la place de la Joliette, on leur avait mis une belle branlée. »

Bruno Le Dantec

1 Le prénom a été changé.

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