Égypte

Quand les éléphants se battent, c’est l’Égypte qui souffre

Confusion, chaos, haine, inquiétude, colère et déception, tels sont les sentiments qui parcourent aujourd’hui les rues égyptiennes. Plusieurs semaines après l’éviction des Frères musulmans et le retour en force de l’armée, l’universitaire Youssef El-Chazli rapporte ce qu’il a vu et entendu sur place.

Youssef El-Chazli est doctorant en sciences politiques aux universités de Lausanne et de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a contribué à l’ouvrage collectif Au cœur des révoltes arabes, (Armand Colin, 2013), dirigé par Amin Allal et Thomas Pierret.

Par Rémi.

Une grande partie des Égyptiens semblent aujourd’hui pointer du doigt, méchamment, les Frères musulmans. Le 8 août 2013, dans une ruelle de la ville industrielle de Kafr Ed-Dawar, où le vote islamiste a été massif, un jeune homme avoue sa déception à l’égard de la confrérie : «  Je ne perdrai plus mon temps à aller voter, il est temps qu’un militaire remette l’ordre. » « Ils ont menti, on a fait tout ce qu’ils nous ont dit de faire… pour rien. » Son frère n’est pas d’accord. Il lève les yeux au ciel, affirme que le « courant islamiste n’a pas eu sa chance » et en appelle aux cieux pour maudire tous les « putschistes ». Néanmoins, il reproche quand même aux Frères musulmans leurs multiples « erreurs » ayant délégitimé le « projet islamique ». Deux rues plus loin, une fillette de 10 ans affirme haut et fort soutenir la « légitimité » contre la « militarisation ». Son père, un modeste menuisier et un révolutionnaire de la première heure, est allé plusieurs fois soutenir les siens à Rabaa Al-Adawiya, pacifiquement. Quant à l’oncle de la fillette, il a mis la photo du général al-Sissi en fond d’écran de son téléphone portable. Dans chaque quartier, rue, maison, le ton monte et les esprits s’échauffent. Une minorité continue de soutenir et de défendre le président déchu sous les regards hostiles de la majorité pro-militaire. Cette ville n’est pas une exception.

Moins de dix jours et plusieurs centaines de morts plus tard, une bande de jeunes hommes armés traverse un quartier commerçant d’Alexandrie. Ils font un bruit spectaculaire et effrayant, criant et tapant sur les réverbères avec des pierres. Les habitants angoissés sortent, pour se constituer en comités populaires d’autodéfense, s’attendant au pire. Mais les jeunes passent sans rien faire. Ils disent aux riverains, mi-rigolards mi-nerveux, qu’ils vont « chercher les “Frères” pour leur faire la peau ». Un des leurs – continuent-ils – a été tué par des «  milices Frères » ; la vengeance, cette fois, sera un plat mangé bouillant. La veille, des militants islamistes ont violemment bloqué les artères de la ville côtière suscitant l’ire des passants. Dans un autre quartier, une bataille rangée entre militaires et des soutiens présumés de la « légitimité démocratique » avait fait des dizaines de morts, les rafales des armes automatiques – des deux camps – ne s’arrêtant pas pendant plusieurs heures.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Au cours des dernières semaines, il est devenu quasiment impossible de faire entendre une position non manichéenne, critiquant aussi bien la stratégie de la terre brûlée des Frères musulmans que les pratiques sécuritaires extrêmement violentes de l’État. Les positions sont désormais radicalisées, gravées dans les esprits et dans les corps. La lutte est devenue existentielle. Ce processus, commencé au début de la révolution, a continué après le départ de Moubarak. Il est aujourd’hui arrivé, de manière très inquiétante, à son paroxysme. Cette radicalisation est le produit d’une simplification des identités personnelles. On tend désormais à se définir et à être défini par une facette (réelle ou fantasmée) de son identité : « islamiste » ou « pro-armée », puis « terroriste » ou « infidèle ». À mesure que les camps et que les positions se solidifient, il devient de plus en plus difficile et coûteux de revenir en arrière, de dialoguer, de faire des compromis.

Cette polarisation s’est accentuée depuis la déclaration constitutionnelle par laquelle, en novembre 2012, le président Morsi s’était arrogé d’importants pouvoirs et avait déclenché contre lui une mobilisation de grande ampleur. La multiplication des affrontements, à chaque fois plus violents et plus meurtriers, a introduit et normalisé la violence dans les rapports entre différents acteurs. Après chaque épisode meurtrier, avec son lot de « martyrs » et de blessés, l’écart entre les formations politiques n’a cessé de grandir. Les Frères musulmans, enfin au pouvoir et, semble-t-il, pris par la folie des grandeurs, campaient sur leurs positions et tentaient de tout faire passer en force. Se sachant les plus organisés, ils se crurent les plus forts et oublièrent le pouvoir d’autres groupes. Ils ont préféré s’allier à l’État légué par Moubarak plutôt que de se lancer dans les réformes auxquelles appelait le camp révolutionnaire. À la première occasion, les alliés de la veille devinrent les ennemis du jour. La mobilisation populaire anti-Frères du 30 juin 2013, qui fut savamment réappropriée par les militaires et les réseaux clientélistes de l’ancien régime, se présenta comme une occasion en or.

Aujourd’hui, comme le fait remarquer le chercheur égyptien Amr Adly, la situation ressemble moins à une guerre civile qu’à une « épuration  ». Avec une majorité incontestable d’Égyptiens derrière l’appareil sécuritaire et contre les Frères musulmans, avec des médias officiels et privés appelant ouvertement à la chasse à l’islamiste, avec un climat violemment clivé, c’est moins deux camps qui s’affrontent qu’une majorité qui souhaite éradiquer politiquement (mais aussi, souvent, physiquement) la minorité qui était jusque-là au pouvoir. Les institutions sécuritaires, se sentant désormais soutenues par la population, ne s’interdisent plus rien. Enfin, du côté des militants révolutionnaires les plus progressistes, le dilemme est paralysant. Incapables de soutenir les militaires, ils ne peuvent accepter de défendre les Frères musulmans, dont ils ont subi la répression durant toute l’année dernière. Ils se situent aujourd’hui majoritairement contre les Frères, mais sans soutenir ouvertement l’armée. Ils sont devenus spectateurs, ne se sentant plus liés à la bataille en cours. Le temps passé enfermés, observant le couvre-feu imposé par le gouvernement intérimaire, à regarder les médias entonner à l’unisson l’antienne des « Frères terroristes », ils méditent le vieux proverbe : « Quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre. »

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