Dans mon salon

Ode aux fourmis

Trottiner d’un stand à l’autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note. Dans cette édition spéciale au Salon de l’agriculture, on cherche nos racines dans le monde paysan.
Illustration Elena Vieillard

Salon de l’agriculture, fin février. Il fait un temps de cochon (normal pour Paris). Telle une poule mouillée jusqu’à la moelle, je tourne sur moi-même, la tête dodelinante, cherchant à localiser ce fichu coq qui beugle. Je mets cinq bonnes minutes à réaliser que son cri provient de haut-parleurs disséminés dans les allées extérieures du Parc des expositions. Oh ! C’est quoi cette reconstitution bidon de la campagne ? Entourée d’une masse trépignante de parigots, j’ai une sensation d’élevage en batterie qui n’arrange pas mon humeur morose. Le mouvement agricole est sur le point d’être étouffé, j’ai raté le passage chahuté de Macron, je sais pas où aller… Calme-toi, me dis-je. Reste sur la terre ferme le béton, respire, mais avance quand même. Plus que deux heures avant la fermeture et vu l’immensité des lieux, j’ai intérêt à me grouiller.

Les politicards y draguent de lointains électeurs sans avoir à quitter la capitale et marcher dans la boue !

J’entre dans le pavillon « Bovin, ovin, porcin, caprin » (qui me fout « Harder, Better, Faster, Stronger » des Daft Punk dans la tête) et me coltine des scènes vues et revues au JT. Vachement médiatisé le Salon de l’agriculture. Forcément. Tous les ingrédients de notre bonne vieille France y sont réunis : produits du terroir, pinard, agriculteurs et animaux de la ferme. Pratique. Les politicards y draguent de lointains électeurs sans avoir à quitter la capitale et marcher dans la boue. Sauf qu’à la téloche, on ne montre pas les enseignes des entreprises qui se gavent sur le dos des travailleurs agricoles : le stand d’Herta trône derrière le ring porcin et celui de Lactalis (fort secoué, ces derniers jours1), s’impose au rayon vache. Échappant au cynisme ambiant, je me perds dans les yeux de Réelle (c’est son nom), une Gasconne des Pyrénées (comme moi !). L’expression « regard bovin » est mensongère : ses yeux sont magnifiques. Alors que mon reflet y apparaît comme dans un miroir de sorcière ressurgissent les souvenirs des étés chez mamie Lucienne, à gambader parmi les 3 000 porcs de l’élevage intensif initié par mon oncle. J’ai beau évoquer mes origines paysannes et montagnardes, ça fait longtemps que je vis en ville. La terre, j’y ai très peu plongé les mains. Jamais par nécessité en tous cas. Faire des études et fuir une vie de chien, le mouvement a commencé avec la génération précédente. La mienne a suivi. Rat des villes ? Rat des champs ? Il y a comme un flottement. Un décalage. Un trou dans la transmission.

Je traverse, sans m’arrêter, des kilomètres de bouffe. Les dégustations sont payantes, ça me fout le cafard. Au pavillon équin (très snob, bien sûr), un exposant du rayon cuir me cire les chaussures – gratos. J’apprends par la pratique qu’un mec à genoux au-dessus de ma bottine, ça ne me remonte pas le moral. Après cette expérience aux confins de la haute bourgeoise, je rencontre une chatte Peterbald. Son nom ? Pétronille Du Fort De La Bosse Marinière. Aussi hideux et prétentieux que cette pauvre bête au poil ras qui doit coûter un prix mirobolant. Décidément, je préfère les vaches. Dehors, il pleut toujours. Des jeunes, ivres, titubent dans les allées. Je remonte leur piste, entre dans le pavillon « agricultures du monde » et là c’est l’explosion. Foule en liesse. Bal populaire. Flonflons. Des types en bérets (boostés au rhum qui circule sur les stands des Antilles) sautent en rythme au son du traditionnel « Freed from desire ». L’un d’eux m’attrape par le bras et m’attire à lui. Flash. J’ai 14 ans au bal de Pouyastruc, ma tête tourne, et ça fait « POOO POLOPOPOPOO POOOO ! » Me dégageant de son emprise, je réalise que cette visite tourne au voyage initiatique. C’est un peu mon Into the wild. Un sursaut de vitalité me pousse à choisir une fin alternative à l’overdose de champis au coma éthylique2. Je prends mes jambes à mon cou et traverse le salon tout entier, d’un pas rapide et azimuté. Ne prêtant pas attention aux microscopes de l’Institut national de la recherche agronomique (INRAE), je trace mon chemin vers la lumière. 

« La FNSEA utilise tous les moyens pour être l’unique syndicat agricole. Dans certains coins, t’es isolé si t’as pas la carte et tu subis des pressions très fortes »

« Hé oui ! C’est le salon de l’agriculture industrielle », s’esclaffe Christine qui se tient derrière le stand de la Conf’. « Vous êtes contente d’être ici ? », je lui demande. Elle répond qu’elle trouve ça super tous ces gens qui n’y connaissent rien à l’agriculture, qui sont curieux et viennent se renseigner. Christine fait du raisin de table dans la Drôme et apprécie les retours de ceux qui le mangent : « C’est très important pour moi. Ça donne du sens à mon travail et c’est ça qui fait que j’y prends du plaisir. »

Alors que la délégation d’EELV débarque, entourée de 14 000 caméras, Catherine, productrice de lait à Reblochon, nous rejoint. Elle raconte le jour où elle a découvert qu’elle était adhérente à la FNSEA : « C’est la coopérative qui payait pour nous ! Les adhésions étaient prélevées sur le prix du lait sans qu’on soit au courant, tu te rends compte ?! » Elle se marre, fière d’avoir découvert le pot aux roses et de l’avoir révélé à ses collègues. « La FNSEA utilise tous les moyens pour être l’unique syndicat agricole. Dans certains coins, t’es isolé si t’as pas la carte et tu subis des pressions très fortes. Est-ce qu’il faudrait qu’on soit offensifs comme ça ? C’est pas nos méthodes ! » Elle se marre encore. J’en reviens pas de son enthousiasme. « Qu’est-ce que tu veux, me dit-elle, je sais dans quel monde je vis ! » Et Christine de rebondir : « Bien sûr, on est minoritaires, on est petits… On est tour à tour grain de sable dans le bulldozer et fourmis : on travaille nos idées pour faire avancer les choses. » Alors que je quitte les lieux, sous une pluie battante mais le sourire retrouvé, je pense à ma mamie Lucienne. Vers la fin de sa vie, un jour que je pleurais pour un truc futile, elle m’a dit : « On en a perdu des récoltes, mais on s’en est toujours remis, va. » Elle était toute petite, elle aussi… Et costaude.

Par Pauline Laplace

1 Les militants de la Conf’ ont mené des actions au siège de Lactalis et sur leur stand, revendiquant des meilleurs salaires pour les producteurs de lait.

2 « Aucun coma éthylique contre 82 l’an passé », rapporte La Dépêche du 05/03/2024.

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CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
Dans la rubrique Dans mon salon

Par Pauline Laplace
Illustré par Elena Vieillard

Mis en ligne le 04.04.2024