Mort Uber Eats, mort anonyme
Je suis allé ce soir à la rencontre de livreurs Uber Eats. Pour voir ce qu’ils avaient à dire sur le drame à Sotteville, où l’un des leurs est décédé jeudi dernier. Pour voir si ça leur évoquait quelque chose. Un commentaire, une idée, une colère. Surtout, pour en savoir un peu plus sur ce livreur, pour les écouter.
Après m’être renseigné, je me suis aperçu qu’on ne savait généralement rien de ces morts invisibles. Dans les articles de la presse, le prénom de la victime n’est même pas mentionné. Une manchette dans un journal :
Un coursier est décédé de...
A été retrouvé à ...
Fin de l’histoire.
Même Uber feint de ne pas être au courant. On achète une identité à un "Français" et on roule sous un faux nom. Celui qui tombe ? Connais pas.
Il avait 41 ans, venait du Nigeria. Il laisse derrière lui quatre gosses et une femme. Il s’appelait comment ? "Je sais pas, on l’appelait "mon frère", il était assis là sur ce banc et attendait la commande".
A la fin je trouverai d’autres Nigérians qui me donneront son prénom : Chahi. Par pudeur, je n’ai pas osé en demander davantage.
Conversation étonnante avec l’un des travailleurs. Il me parle de Macdo qui n’a pas de goût et du "capitalisme" que le fast food industriel représente à ses yeux.
Et Uber ?, je lui demande.
Uber ? C’est un logiciel. Juste un logiciel.
Et pourquoi ton frein avant est décroché ?
Il déconne, mal serré. La roue est voilée ça frotte, ça freine trop. Si je suis trop lent, Uber filera les commandes à un autre.
Pour prendre la commande, il faut avoir les yeux rivés sur l’écran. C’est à celui qui coche le plus vite. Celui qui roule le plus vite. L’algorithme est glacial, la concurrence est organisée entre les coursiers.
Ils ont "la rage au cœur" mais ne savent pas vers qui la porter, cette rage. "Pas la peine de se plaindre" me répète l’un. "De toute façon t’as choisi de travailler pour une plateforme, t’es dedans ou tu dégages".
Il trouve ça normal ? J’en sais rien, je crois pas mais s’il a envie de parler il n’a pas le goût pour le bavardage qui de toute façon ne changera rien. Pourtant, c’est lui qui me retient et revient sans arrêt à la charge sur la "rage au cœur".
Le gars là, tu le vois ? il s’est fait renverser ce matin. Il cache, avec son manteau, la blessure à l’épaule. Moi je me suis fait renverser deux fois. Les automobilistes nous renversent et ils se cassent.
Et la responsabilité d’Uber là-dedans ?
Uber ? C’est un logiciel. Juste un logiciel. Uber ? Il n’existe pas. L’argent tombe si t’es pas tombé avant. C’est juste ça Uber. Tomber ou pas, pour tout, pour rien, on prend le risque, pas grave cousin.
Ne leur parlez pas de salariat et de protection sociale. Délire d’utopiste. Ça c’est un truc de gens installés, qui ont le temps de se projeter. Ici, c’est le monde de la débrouille, trois euros la commande, ça roule, la prochaine course sera à quatre balles, qui sait. Et demain, qu’est-ce que t’en fais ?
Le lendemain ? C’est pas le problème, on vit au jour le jour.
On n’a pas le temps ou on perd de l’argent, les autres le prennent.
Que font les rappeurs, qui parlaient de la détresse et de la vie de débrouille ? Au moins, il faisaient sortir hors des murs les galères de tous ces gens. Ils sont devenus inaudibles. Invisibles.
Comme ces livreurs.
Invisibles...
Vraiment ? Pourtant on les voit sillonner nos rues. Ils sont là, en plein centre ville. Ils ne sont pas enchaînés dans des usines à l’autre bout du monde. On a juste appris à ne plus les voir.
Cet article a été publié dans
Les échos du Chien rouge
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Paru dans Les échos du Chien rouge
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Mis en ligne le 11.06.2021