Un peuple prêt pour le communisme ?

Mexique : la gauche et l’autonomie indigène

Au Mexique, la victoire historique de la gauche aux présidentielles de 2018 promettait un renouveau politique. En dépit d’indéniables avancées sociales et de la reconnaissance du droit à l’autonomie des communautés autochtones, l’armée prend toujours plus de place. Reportage dans l’État du Michoacán.
Par Gwen Tomahawk

Santa Fe de la Laguna est un village de cinq mille âmes proche du lac de Pátzcuaro, dans l’état du Michoacán, au centre-ouest du Mexique. Comme tous les villages alentour, sa place est ornée d’une fontaine, de quelques arbres et de parterres de pelouse, entourée de bâtiments peints en rouge foncé et blanc, avec des colonnes de bois qui soutiennent l’avancée du toit. Et comme presque toutes les places centrales du Mexique, en ce 20 novembre, elle accueille la commémoration du début de la révolution de 1910.

Les animateurs de l’événement sont placés devant la Casa Comunal et son immense fresque célébrant Zapata et le soulèvement de la comunidad (communauté). En castillan et en purépecha, la langue du peuple du même nom qui habite cette région, ils appellent les groupes d’enfants qui participent à l’événement. Défilent alors une troupe de majorettes s’activant sur une chanson de pop britannique ; des danseuses portant fusil (en plastique) et chapeau de paille ; et une petite troupe de théâtre mettant en scène les grands noms de la révolution. Puis s’enchaînent des courses à pied par catégorie d’âge.

Les célébrations des révolutions passées dans des pays qui n’ont aujourd’hui plus rien de révolutionnaire ont toujours un petit goût amer. Sauf que dans cette zone du Michoacán, depuis la lutte de la communauté de Cherán en 2011 1, de nombreuses communautés indigènes poussent pour obtenir, elles aussi, leur autonomie. Helena, dont le mémoire en anthropologie porte sur l’art mural pendant la lutte de Cherán, et Samara, qui termine sa thèse en développement territorial sur la production de mezcal dans la région, vivent toutes deux à Morelia, la capitale du Michoacán située à une petite heure de Santa Fe. Elles ont passé beaucoup de temps dans ces communautés ces dernières années, et tenaient à me faire découvrir la zone en ce jour particulier.

Espoirs et craintes d’un mandat de gauche

Andrés Manuel López Obrador, dit AMLO, et Morena, son parti politique issu des luttes sociales, ont-ils insufflé un esprit révolutionnaire dans ce pays embourbé dans le néolibéralisme, miné par la violence et la corruption liées aux narcos ? Lors des élections de 2018, il y a eu un réel espoir de voir enfin la gauche au pouvoir après tant d’années d’hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel, sorte de parti-État, ou encore le Parti d’action nationale, catholique et conservateur. Samara nous explique que ce fut surtout un « soulagement » de se débarrasser de ces vieux partis corrompus, sans adhésion fervente.

Il y a eu un réel espoir de voir enfin la gauche au pouvoir

Quatre ans après son élection, AMLO n’a pas renversé le capitalisme, mais il mène une politique « de gauche ». Le salaire minimum a été doublé, les bourses d’études ont été revalorisées, tout comme les retraites dont la durée de cotisation obligatoire a été raccourcie… Symboliquement, AMLO a baissé son salaire de moitié et aboli les indemnités à vie pour les anciens présidents. Son gouvernement a augmenté les recettes fiscales en luttant contre la fraude, y compris des grandes entreprises mexicaines et étrangères.

Le bilan n’est pas mauvais, selon Samara. Pourtant, elle s’inquiète de la tournure que prend le mandat présidentiel, en particulier de la forte personnalisation du pouvoir, du refus de la critique, et de la sécurité civile confiée à l’armée. Elle regrette aussi la défiance du chef d’État envers les universitaires : « Il nous qualifie de fifi et de conservateurs dès qu’on le critique » – fifi désignant les élites bourgeoises rétrogrades, ou toute personne qu’il souhaite disqualifier. En regardant les longues conférences de presse qu’il donne tous les matins, posant en parangon de vertu face à la corruption qui mine la nation, on sent poindre une certaine mégalomanie. Encore plus préoccupant : il semble considérer l’armée comme son meilleur allié.

Le bruit des bottes face aux narcos

Le 18 novembre dernier, le journal officiel (Diario Oficial de la Federación) a publié le prolongement pour quatre ans de la mission de sécurité intérieure déléguée à l’armée. Comme c’est le cas depuis des années, elle restera dans les rues, officiellement pour lutter contre les narcos. « Comment peut-on faire autrement ? se demande Helena. En vérité je ne sais pas quelle autre solution nous avons face à la violence des narcos, même si j’aimerais bien qu’il y en ait d’autres. » AMLO, comme ses prédécesseurs, n’a pas une entière confiance dans les différents corps de police du pays, largement corrompus. Ce même jour, comme pour lui donner raison, des chauffeurs de taxi ont fermé l’accès à la petite ville de Tejupilco, dans le centre du pays, et détruit six voitures de police pour protester contre le racket et les arrestations arbitraires dont ils sont victimes de la part des policiers.

Le gouvernement a non seulement recours à l’armée pour maintenir l’ordre, mais il la place aux commandes de ses grands projets de développement. Gestion du nouvel aéroport international, ouverture de bureaux d’aide sociale, plantation d’arbres fruitiers pour la reforestation, gestion de certains postes de douanes, construction et gestion de tronçons du mégaprojet touristique « Train Maya ». Ces nouvelles missions, vastes et variées, font craindre le pire dans une Amérique latine qui a connu de nombreuses dictatures militaires et coups d’État.

Des révolutions silencieuses

Pour revenir aux communautés purépechas, Helena cite l’avocat et anthropologue Orlando Aragón Andrade, qui a participé à leurs luttes, et parle de « révolution des droits indigènes au Michoacán ». Elle raconte les changements survenus après la victoire de Cherán en 2011, les longues batailles juridiques qui ont suivi, et la trentaine d’autres communautés qui ont mis en place leurs conseils communautaires, avec ou sans la reconnaissance de l’État.

Grâce à cette révolution locale, les communautés administrent elles-mêmes leurs budgets. Ici, à Santa Fe, c’est le municipio voisin de Quiroga qui recevait le budget de l’État et le redistribuait aux communautés. Mais une bataille juridique a permis de reconnaître le contrôle du budget comme critère de libre détermination et d’autonomie indigènes. Dorénavant la communauté touche directement son budget. Début 2021, une courte « prise d’otage » du maire et des policiers municipaux de Quiroga a toutefois été nécessaire, car le municipio ne voulait pas perdre la main sur cet argent, dont la majeure partie n’était pas redistribuée.

Cette autonomie permet aux communautés d’investir dans la santé, les infrastructures (ponts, chaussées...) et la sécurité, notamment en créant leurs propres rondas comunitarias, une force armée non professionnelle remplaçant la police. Ces rondas luttent surtout contre les talamontes (trafiquants de bois), cette mafia qui exploite illégalement la forêt du Michoacán avec la complicité des autorités, et contre laquelle se sont levées de nombreuses communautés.

Terre et liberté

En construisant leur autonomie, les Purépechas du Michoacán récupèrent les pratiques ancestrales des communautés indigènes du Mexique : décisions prises en assemblée, organe principal du village ; rotation des tâches et des responsabilités ; désignation d’un conseil communautaire et non plus d’un président municipal pour gérer le quotidien ; propriété et gestion communale des terres et parfois même des logements, etc. Une organisation proche des principes défendus par Ricardo Flores Magón, penseur anarchiste et précurseur de la révolution mexicaine. Celui qui écrivait en 1911 un article intitulé « Le peuple mexicain est prêt pour le communisme », en s’appuyant sur les pratiques des peuples indigènes qu’il avait côtoyés dans sa région d’origine, l’État d’Oaxaca, soutiendrait à coup sûr les peuples indigènes du Michoacán. Avec eux revit aujourd’hui le cri de la révolution mexicaine : Tierra y libertad !

Jocelyn Malloin

1 « Cheràn-la-lumineuse », CQFD n°144 (juin 2016).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°216 (janvier 2023)

Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !

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