Drogues : la guerre perdue

Mexique : Les zetas font oublier les zapatistes

Depuis quelques années, le Mexique a volé la vedette à la Colombie sur la scène mondiale du narcotrafic : enlèvements, décapitations, massacres, arrestation de capos, argent sale, couvre-feu… Quelles sont les réalités de ce conflit qui un des plus sanglants de ce début de XXIe siècle ? Quelques éléments de réponse avec Siete Nubes, participant intermittent au Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte.

CQFD : Quelle place occupent les cartels de la drogue dans la vie sociale au Mexique ?

Siete Nubes : Une place fondamentale dans la soumission du pays. On l’évoque peu dans les milieux militants parce qu’on a peu de prises sur cette réalité et que les luttes sociales mexicaines sont porteuses de beaucoup plus d’horizons et de perspectives. Aussi parce que c’est une réalité qui s’est imposée brutalement sur de larges territoires dans la dernière décennie et il faut du temps pour en comprendre les implications. Avant et après le soulèvement zapatiste de 1994, les morts violentes et la répression militaire semblaient principalement répondre aux conflits sociaux. À partir de 2002, les morts violentes, les affrontements et la présence de l’armée s’articulent de plus en plus à la lutte contre le narcotrafic. L’armée est redéployée dans les zones frontalières du nord du pays, surtout depuis le mandat présidentiel de Felipe Calderon, de 2006 à 2012.

Justicia, extrait d’une toile de Sista Chance.

Pourtant, le trafic de drogue a toujours existé au Mexique…

Oui, mais de façon périphérique. Ça concernait surtout l’économie des États-Unis et de leur « arrière-pays » – la frontière Texas/Tamaulipas d’un côté (la région du golfe), et celle de Tijuana/Ciudad Juarez et le Sinaloa de l’autre. Mais à partir des années 1980, le Mexique a commencé à jouer aussi le rôle de porte d’entrée terrestre vers les États-Unis de la cocaïne en provenance d’Amérique latine, mais aussi des amphétamines venant d’Asie. De « passeurs » sous-traitants, les cartels mexicains sont devenus intermédiaires obligés entre les producteurs asiatiques et latinos et les consommateurs américains. Une activité qui a généré des sommes d’argent considérables et une croissante rivalité.

C’est ça qui est à l’origine de la guerre entre cartels de la drogue ?

Oui, selon les analyses dominantes… Mais pour des journalistes indépendants comme Annabel Hernandez, les conflits seraient restés mineurs si le gouvernement mexicain et la CIA n’avaient pas pris fait et cause pour l’une des forces en présence, le cartel de Sinaloa, contre une autre, le cartel du Golfe. Pour les États-Unis, les côtes du golfe et la frontière entre le Tamaulipas mexicain et le Texas sont cruciales en termes stratégiques – pétrole et mer « intérieure » – et en flux de marchandises. Or le cartel du golfe, à la fin des années 1990, est dirigé par Osiel, un capo violent et hors contrôle qui a recruté pour son service de protection personnel une trentaine d’ex-militaires issus des forces spéciales – les « zetas ». La CIA décide de laisser toute latitude d’action au cartel de Sinaloa, avec qui elle a établi des contacts depuis les années 1980, afin de liquider le cartel du golfe. Dans la guerre totale que se livrent les cartels pour le contrôle des routes de la drogue et des territoires de vente, les « zetas » utilisent les techniques de terreur contre-insurrectionnelle pour lesquelles ils ont été formés – convois de jeeps, armes lourdes, uniformes, usage de radio-transmetteurs et de radars, massacres de masse, décapitations…

Comment comprendre la « guerre contre la drogue » initiée par Felipe Calderon ?

Pour Annabel Hernandez et d’autres journalistes indépendants, le constat est clair : dans chaque zone où ont eu lieu des opérations de pacification militaire, c’est le cartel de Sinaloa qui a imposé sa domination. Mais cette domination engendre elle-même une résistance des cartels ennemis, qui se traduit par de véritables actions de guérilla dans les territoires du narcotrafic. Du reste, le pouvoir de corruption de chaque cartel est tel qu’ils s’assurent souvent de la collaboration des autorités et des polices locales. Au total, entre victimes de la violence policière et victimes des règlements de comptes entre cartels, les organisations des droits de l’Homme chiffrent le bilan de cette guerre à plus de 120 000 morts1, rien que pour le sexennat Calderon. Et depuis que Peña Nieto2 est au pouvoir, ni la stratégie militaire mexicaine, ni le décompte des morts ne semblent changer, même si le nouveau gouvernement est plus discret sur le sujet.

Donc pas d’espoir de changement à l’horizon ?

Si, au contraire, beaucoup s’aperçoivent qu’il n’y a rien à espérer de l’État pour lutter contre le règne des cartels au Mexique, et qu’il est temps de prendre les choses en main. D’abord apparues dans les zones indigènes, qui ont pour elles une certaine tradition d’organisation communautaire, on voit se mettre sur pied des gardes locales de protection. Des « rondes de vigilance », des polices communautaires et autres groupes d’autodéfense contre le narcotrafic se sont multipliés entre 2012 et début 2013. C’est un mouvement complexe, très hétérogène, qui pose question sur la prise des armes, le pouvoir qui y est lié, la question des mécanismes de décision et celle de l’administration de la justice. Mais c’est une dynamique que beaucoup considèrent comme fondamentale, car elle porte en elle la question du pouvoir populaire, dans sa nécessité et dans ses exigences éthiques. Au-delà du narcotrafic, certaines polices communautaires commencent à prendre également position contre les déprédations des multinationales… C’est ce que craint le plus l’État mexicain aujourd’hui.


1 C’est le chiffre avancé par l’Instituto Nacional de Estadística y Geografía, l’INSEE mexicaine, fin juillet. Soit un nombre total de morts violentes au Mexique à un niveau dix fois supérieur à celui de la guerre en Afghanistan.

2 Enrique Peña Nieto, responsable de la sanglante répression contre le village d’Atenco et l’« Autre Campagne » des zapatistes en 2006, est depuis décembre 2012 le nouveau président du pays au nom du Parti révolutionnaire institutionnel, ex-parti d’État qui a gouverné autoritairement le Mexique tout au long du XXe siècle.

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