Carnaval : Le monde deux fois à l’envers ?

Marseille : ne fête rien dans la rue !

En plein cirque électoral, le carnaval de La Plaine et de Noailles est soudain passé de fête indépendante de quartier au statut peu enviable d’affaire d’État. Pompiers, flics, presse et juges se sont acharnés, pendant que le MuCEM prétend le taxidermiser.
Photo de Stephanos Mangriotis/Dekadrage.

Franchement, jusqu’au dernier moment, on a bien cru que ce carnaval n’aurait pas lieu. Indépendant, sans subventions ni autorisation légale, il ne dépend que d’énergies individuelles se mettant en branle quand elles se trouvent et s’associent. Et cette année, après quinze ans d’existence, la paresse semblait vouloir gagner la partie… Seulement voilà : en 2013, en pleine « année culturelle », l’escorte policière s’était faite écrasante et, malgré tout, Carnaval avait triomphé pour mourir de sa belle mort, dans les flammes du Caramentrant. Ne pas le faire renaître de ses cendres en 2014 n’allait-il pas laisser croire à la maréchaussée que nous cédions à son coup de pression ? Pas bon, ça ! Trois semaines avant l’échéance, une petite équipe de farauds s’est donc attelée à construire le char Caramentrant dans un hangar du quartier de Noailles, dans le ventre de Marseille l’affamée mal famée. Et, au gré d’apéros inhabituellement constructifs, Caramentrant prendra finalement l’aspect d’un paquebot de croisière, avec à sa poupe l’Hôtel-Dieu transformé en hôtel cinq étoiles, bien que sa taille et sa silhouette évoquent plutôt une barquette de pêcheur – comme un saisissant portrait de la schizophrénie locale.

Et ce coup-ci, malgré l’improvisation, le cortège a eu un franc succès, avec ses près de cinq cents participants, presque tous déguisés. À mi-pente de la rue d’Aubagne, la jonction entre carnavaliers de La Plaine et ceux de Noailles s’est effectuée à grands renforts de jets de farine, colorée ou pas, puis de quelques œufs volants1… Les enfants s’en donnaient à cœur joie et tout le monde blanchissait à vue d’œil, pour que personne ne reste bêtement spectateur2. Et, surprise, un couple de motards ouvrait la voie à ce défilé non autorisé, comme s’il s’agissait d’un cortège ministériel…

Juchés sur un transfo électrique, à l’ombre du buste d’Homère, une bande d’enfants sauvages, dont un pré-ado vêtu de peaux de bête, ont brandi un drapeau noir au-dessus du nuage blanc et ocre qui recouvrait la foule : « Vive la liberté ! » fut leur cri de ralliement. Un gang de squelettes dansaient sous les yeux ravis des gamins. Des affiches électorales vivantes promettaient une « ville blonde platine », « sans mistral » et « sans habitants », recevant moult suffrages farineux en pleine poire. Un Neptune à trogne vermeille cherchait sa mer perdue la veille. Un démon cornu mitraillait les gens avec une caméra en carton. Une mariée à tête de brebis ne se souvenait plus où elle avait garé ses amours. Et la ville s’en trouvait enchantée…

En 2013, les CRS avaient tenté de bloquer le départ du Caramentrant de la place, la BAC avait failli faire dégénérer le cortège dans les ruelles de Noailles en alpaguant deux enfarineurs, et une commissaire en uniforme avait tenté d’interdire le feu de joie final. Mais grâce à une belle intelligence collective, ces provocations avaient été désamorcées et la fête avait bien eu lieu. Certains, du côté de l’ordre, l’avaient vécu comme une humiliation. En 2014, il fallait que ça finisse mal et les pompiers, les CRS, la BAC, puis les journaux et les juges allaient faire en sorte que. À tout prix, même en gazant des enfants, en matraquant des passantes, puis en calomniant et en condamnant des carnavaliers en comparution immédiate à deux mois de prison ferme, assortis de plusieurs mois de sursis, sur la seule foi de témoignages policiers, pour avoir jeté une canette d’aluminium ou renversé un conteneur à ordures.

Ce 16 mars 2014, revenu sur la place, le traditionnel procès du Caramentrant se déroula comme il se doit, entre joutes oratoires du proc’ et de l’avoc’ et chahut sans nom de la foule en délire. Le sort du Caramentrant, qui symbolise les menaces pesant sur la cité, fut vite scellé : « Qu’on le brûle ! » Et on le brûla. Chant des chorales, plainte d’une cornemuse, transe des tambourins, farandole des carnavaliers. Au crépuscule, le regard des bambins, des parents et de la mariée se perdait au cœur des flammes, dans un songe à la fois lointain et ardent où semblait se consumer tout le malheur du monde. Tout ? Non, car une centurie de félons se préparait à noyer la fête dans la violence et la désolation. Au lieu d’attendre un quart d’heure de plus que le bûcher s’éteigne tout seul, les CRS, sans crier gare, ont tenté d’ouvrir le passage aux pompiers. Dans la bousculade qui s’ensuivit, la lance à incendie fut tailladée, provoquant un geyser façon eau d’artifice. Les flics, qui n’attendaient qu’une occasion, chargèrent. Matraquage, protestations, enfants en pleurs, nuage de gaz lacrymo, grenade assourdissante. Les chaises du bar voisin et un madrier rougeoyant zébrèrent l’air du soir. Un temps, la farandole reprit autour du feu sauvé des eaux. Puis quelqu’un cria qu’un carnavalier venait d’être arrêté et transféré au commissariat de Noailles…

Par Benoît Guillaume.

Par l’acharnement répressif déchaîné contre elle, une simple fête de quartier devient un enjeu stratégique. Ce qui met au défi les carnavaliers, s’ils ne veulent pas voir leur joyeux charivari englouti par la paranoïa médiatico-policière – l’an prochain, on pourrait brandir des kalachs en carton ! –, de développer une vraie réflexion collective, sans jamais perdre de vue l’essentiel : le plaisir de préparer et de vivre ce moment de liberté. La préfecture veut réduire Carnaval à une manif déguisée pour mieux l’isoler. L’affrontement a clairement été voulu par la police. Repousser le premier assaut et retarder l’extinction du feu de joie était légitime, mais descendre au commissariat pour « exiger la libération de nos camarades » fut sans doute une erreur. C’était aller au combat sur un terrain défavorable, dans un rituel imposé où les carnavaliers avaient tout à perdre – cinq détenus de plus après deux heures de blocage. Ce qui a permis à La Provence de mettre en scène une inversion radicale de la réalité : une foule avinée agressant des forces de l’ordre sur la défensive. Dans un pays où l’espace public est de moins en moins public et l’État de plus en plus omniprésent, on oublie trop qu’il n’y a rien de plus subversif que de prendre l’initiative en ignorant le pouvoir, au lieu de toujours se définir par rapport à lui. Il y aura dix fois plus de participants aux réunions de soutien aux inculpés qu’à la construction du Caramentrant. Tant mieux, si les mêmes énergies sont toujours là pour préparer, fabriquer et s’amuser l’année prochaine !

Ironie du calendrier, une exposition sur les carnavals a été inauguré une semaine plus tard au MuCEM. On y célèbre «  le rire, la dérision, la transgression », et le carnaval de La Plaine, matraqué et menacé au-dehors, a sa place dans le musée… Si Carnaval est symboliquement le triomphe momentané d’un renversement du monde, d’une subversion du réel, l’institution muséale, en l’empaillant et en le sanctifiant, opère une deuxième inversion. C’est donc bien une remise à l’endroit, une mise au pas et finalement un enterrement de cette fête sauvage que, main dans la main, nous ont programmés le préfet et le commissaire d’exposition.

Photo d’Arnau Bach.

Le défi, entend-on au fil des bavardages, c’est de faire vivre et grandir le carnaval dans l’imaginaire de la ville. Renforcer les liens avec les quartiers3, les associations, les voisins, les enfants – on pourrait construire un Caramentrant des minots avec les minots. Tisser des liens avec d’autres carnavals, prévoir une conférence de presse « internationale » une semaine avant l’édition 2015. Inviter des chorales et des fanfares d’autres régions. Fêter la libération des détenus par un repas de bienvenue où serait publiquement exposée la version des carnavaliers sur la journée du 16 mars. Organiser des causeries gesticulées et des projections de films sur les traditions carnavalesques à travers le monde et l’histoire. Multiplier les ateliers de construction de chars, de masques, d’instruments, de chants… Imaginer des mécanismes d’autodéfense pour les carnavals à venir, en s’inspirant de l’intelligence collective qui a permis, en 2013, de déjouer les pièges tendus. A l’an que ven, Carnavas !

La suite du dossier Carnaval

Plus que jamais, Carnaval est une hérésie : interview d’Alèssi dell’Umbria.


1 C’est à l’occasion d’un de ces gestes de bienvenue que la première arrestation a eu lieu. Pour avoir taché le pantalon d’un flic en civil, un jeune est allé dormir aux Baumettes dans l’attente de son procès, le 15 avril dernier.

2 Sans doute sensible à l’esprit carnavalier qui veut que personne ne reste en marge, la Brigade anti-criminalité mourait d’envie de devenir actrice, à sa manière et dans son propre rôle, bien sûr.

3 La fête du Panier, vitrine clientélaire du cacique Guérini, vient d’être supprimée. Elle sera peut-être réinventée, sans subventions, par les habitants du quartier qui se l’étaient largement appropriée.

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Paru dans CQFD n°121 (avril 2014)
Dans la rubrique Le dossier

Par Nicolas Arraitz
Illustré par Benoit Guillaume, Arnau Bach, Stephanos Mangriotis

Mis en ligne le 09.06.2014