Obséquiosité et basses besognes

Luxe, calme et tapis de course pour chevaux

Membre du collectif Cordistes en colère et auteur, Éric Louis nous raconte une journée pas comme les autres chez Édouard de Rothschild. Sa mission de haute importance pour le milliardaire propriétaire d’une écurie de chevaux de course ? Réparer un tapis de course… pour chevaux.
Par Gwen Tomahawk

Elle se goupillait plutôt pas mal, cette journée de boulot. Jusqu’au moment où j’ai mis ma disqueuse en route. Une grosse, de celles qui accueillent un disque de diamètre 230 mm. De celles qui font un raffut de tous les diables. Le gars qui m’avait reçu accourait alors, affolé : « Arrêtez ! Faut pas faire de bruit. Monsieur monte. »

J’arrête la machine. Je regarde le gars d’un air circonspect. Autant hébété qu’interrogateur. Monsieur monte ? Il monte où ? Il me désigne un homme sur son cheval.

Au bout d’un moment, je me demande ce que je fous là. Planté dans la cour de ce château. À mater un gars qui passe sur son bourrin. Impérial. Hautain. Indifférent à ma présence insignifiante. Je tire sur ma roulée. Et crache ma fumée, pensif. Mon chantier est en plan. À quelle heure je vais rentrer ? J’ai de la route. Ferrières est à 150 kilomètres de la maison. Il croit que j’ai que ça à foutre, le cavalier de l’apocalypse ?

« Y a des salles de sport pour les chevaux ? »

À cette époque, je suis jonctionneur de bandes transporteuses. Je sais, ça doit paraître obscur à beaucoup. Pour résumer, une bande transporteuse c’est un tapis roulant. Comme à la caisse du supermarché. Et pour qu’il tourne, il faut bien qu’il soit jonctionné. « Sans fin ». C’est-à-dire circulaire. Fermé.

Or, il ne naît pas comme ça. Au départ, ce n’est qu’une bande de textile, revêtue de PVC ou de caoutchouc. Qu’il faut bien fermer, jonctionner. C’est un métier.

La prochaine fois que tu attends à la caisse à Auchan (ne passe surtout pas aux caisses automatiques, malheureux…), observe bien le tapis tourner. À un moment donné, si tu fais bien gaffe, tu verras passer une bande transversale, marquée de zigzag, sur toute la largeur du tapis. C’est la jonction.

En 2004, je suis donc jonctionneur. Dans une petite agence de tôles vertes, perdue au fond d’une petite zone industrielle. À Roye, elle-même perdue aux confins orientaux du département de la Somme. C’est pas très gai par ici, mais on est peinards, à deux dans notre petite agence. Isolés et autonomes.

De temps en temps, on bosse à l’atelier. Du moins, on le fait croire.

Mais le plus souvent, on bosse sur site. Pour remplacer les tapis sur les convoyeurs, les machines. Dans l’industrie, l’agriculture, la logistique, les silos, les abattoirs… Partout où il y a des bandes transporteuses. Presque partout, du coup.

Un jour, un gars m’appelle, à la recherche d’un tapis d’un genre particulier. Introuvable. On se fixe rendez-vous dans un bistrot. Le monsieur est un sexagénaire sautillant. Sa BMW break atteste de sa réussite. Le gars est néanmoins sympa. Il a apporté un échantillon. Effectivement, c’est du lourd. Et pour cause.

« C’est pour un home-trainer destiné aux chevaux. – Un quoi ?? – Un home-trainer, un tapis de course, comme dans les salles de sport, mais pour les chevaux. – Y a des salles de sport pour les chevaux ? – Non, mais mon client en a un pour ses chevaux. – Putain, c’est Rothschild votre client, ma parole ! – Tout juste. Édouard de Rothschild. »

J’imagine les sabots ferrés d’un bourrin de 500 kilos en train de matraquer le pauvre tapis. C’est autre chose qu’un apprenti bodybuilder dans une salle de fitness !

Après maintes recherches, je ne trouverai pas le type de bande identique à ce qu’il m’a montré. Je lui propose une équivalence. Ses autres pistes le menant dans une impasse, il accepte ma proposition.

C’est comme ça, qu’un beau matin de printemps, je franchis les grilles du château de Ferrières, en Seine-et-Marne, au volant de mon Kangoo de service.

Un des employés me reçoit. Accueillant. Avenant. On sait recevoir chez les Rothschild.

Le château est moins grand que Versailles. Même s’il en impose. Pas beaucoup plus beau. Pardon, mais le château de Versailles, c’est le mauvais goût incarné. T’enlèves le gigantisme, qu’est-ce qu’il reste ? Une bâtisse faite de rectangles, à toit plat. Tristement triste. Déprimante à se pendre. L’ancêtre de la barre HLM.

Autour de moi, des arbres. Centenaires. Massifs. Eux s’en foutent d’être chez les riches. Ça les arrange même. Ailleurs, sur une place publique, le long d’un boulevard, ils risqueraient la tronçonneuse. À la merci de la connerie d’un édile friand de projets immobiliers. Ici, les arbres sont tranquilles. Le riche est capable de décimer arbres et hommes de contrées qu’il ne fréquente pas, mais est tout amour et attention pour son havre de paix. Son domaine. Son sanctuaire.

Chaque animal a son petit appartement privatif, avec une fenêtre « qui donne sur la vallée et la forêt. C’est important, Monsieur y tient »

Plus encore que des arbres, ici c’est le domaine des chevaux. Sur la gauche de l’entrée, un immense manège couvert. Plusieurs chevaux peuvent y trotter en rond, à l’abri des intempéries.

Mais le must, c’est l’écurie. Le bâtiment est vaste. Construit tout en bois. Puisque je ne peux pas travailler tant que Monsieur monte, l’homme de main me fait visiter. Encouragé par mon ébahissement.

À l’intérieur, tout est propre. Nickel. À peine si ça sent le canasson. Il doit en passer des heures le gars à nettoyer tout ça. Le fumier est évacué chaque jour, à en juger par la fraîcheur et la blondeur de la paille qui matelasse les boxes.

Enfin, les boxes… Chaque animal a son petit appartement privatif, avec une fenêtre «  qui donne sur la vallée et la forêt. C’est important, Monsieur y tient ».

Ici tout n’est que luxe, calme et obséquiosité. Ces bêtes sont infiniment mieux traitées que la plupart des humains. Dans l’écurie, une salle de douche !

Jeannine, presque octogénaire de mon village, n’a pas de douche chez elle. Même pas l’eau chaude. Enfin, trône, mécanique improbable, le fameux home-trainer que je suis venu réparer.

Je vais pouvoir m’y remettre. Monsieur a fini de monter. Il rentre prestement dans le château. Allonge son pas botté et pressé sur le perron de pierre. Déjà accaparé par un autre noble projet. Dandy overbooké.

Il laisse la bride de son cheval dans la main d’un membre du personnel. Charge à lui de le ramener dans ses luxueux quartiers. De le desseller, le bouchonner, l’abreuver… Bref, d’accomplir toutes les basses besognes nécessaires. Tâches subalternes indignes du rang de Monsieur.

À la fin de la journée, je repasse le portail en sens inverse. Encore deux heures de route m’attendent.

J’ai travaillé pour Rothschild.

Cette phrase ne prend pas une résonance particulière en moi, ce jour-là de 2004.

À cette époque, Macron ne travaille pas encore pour la banque Rothschild. Il est encore à l’école. Il traîne son reste de jeunesse sur les bancs de l’ENA, alors que je bosse depuis une quinzaine d’années. À cette époque, il n’est pas président de la République. À cette époque, personne ne sait qui c’est, Macron. Et c’était bien comme ça.

Éric Louis
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Cet article a été publié dans

CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Dans la rubrique Le dossier

Par Eric Louis
Illustré par Gwen Tomahawk

Mis en ligne le 17.04.2023