L’avocat des Black Panthers au pays du fer
Longwy power !
– « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc couché dans la vallée, Michel ? »
– « Un haut-fourneau de l’usine Senelle, dynamité et laissé sur le flanc. Il tombe en ruines, Steve. Si tu savais comme ça nous fait mal au bide... Tu te rends compte du symbole ? » À côté de Michel, Sylvain, ancien ouvrier lui aussi, est en larmes. Il répète, entre deux sanglots, que lui et ses potes cégétistes, anarchistes et autonomes ne se sont pas assez battus. « On aurait dû foutre encore plus le bordel ! »
– « Je savais que les usines avaient fermé, mais je ne m’attendais pas à voir ça, reprend Steve, complètement hypnotisé par le paysage devant lui. Et autour du haut-fourneau, c’est quoi ? L’herbe est vachement bien tondue... »
– « Normal, c’est un golf. Un golf international. 700 adhérents, pour la plupart des banquiers luxembourgeois. Quand on leur demande s’ils aiment bien jouer à Longwy, ils répondent que le cadre est original. Que c’est unique… Après leur partie de golf, ils adorent manger au restaurant du club-house, qui s’appelle Les hauts-fourneaux. Une manière de savourer leur victoire sur la classe ouvrière. »
Le belvédère d’où le quatuor contemple la ville qui produisait jadis, avec deux autres sites lorrains, les trois quarts de l’acier et de la fonte françaises, permet à Steve Bingham, Michel Olmi et leurs amis d’observer un demi-siècle de désindustrialisation et de gestion socialiste et droitière de l’après-mine et de l’après-sidérurgie. Soit une catastrophe sociale et économique, doublée d’une fuite en avant au service de la bourgeoisie.
« C’était le bon temps »
C’est la première fois que Steve Bingham revient à Longwy depuis 1979. Un bail. À tel point qu’il ne reconnaît pas les lieux. Il y a quarante ans, caméra à l’épaule, il s’immergeait dans ce que les médias appelleraient « les événements de Longwy », marqués notamment par la naissance d’une « République populaire » à forte coloration rouge et noire. Toute une population se lève alors contre la décision de fermer les sites de production du Bassin, employant dans ses meilleures années plus de 20 000 personnes. Une décision mettant fin à 2 000 ans du travail du fer et à un siècle de sidérurgie. Et un oukase qui ne passe pas. Résistance. Les opérations coup de poing des sidérurgistes enflamment les autorités. Le commissariat de police est régulièrement attaqué au tractopelle. Johnny Hallyday est même kidnappé par les sidérurgistes1. Les premières radios pirates ouvrières de France sont lancées en toute illégalité dans la ville (SOS emploi, puis Radio Lorraine cœur d’acier). Une télé pirate voit le jour, première mondiale. La sous-préfecture, l’agence du journal local ou encore le bâtiment de L’Union des industries et métiers de la métallurgie, symboles des oppresseurs, sont mis à sac. « C’était le bon temps », soupire Sylvain. Le bon temps, sauf pour le pouvoir giscardien, qui craint de voir partir de cette ville du Nord de la Lorraine une révolution. Pas moins.
Devant le golf international ayant remplacé les laminoirs et les gueulards, dans cette vallée autrefois recouverte de la poussière nocive des métaux lourds, illuminée et rugissant même la nuit, le choc est frontal pour Steve Bingham. Ou plutôt : pour Robert Boarts. Bob, quoi. C’est comme ça qu’il se faisait appeler à l’époque, alors qu’il était en pleine cavale. Parce qu’avant d’atterrir dans le chaudron longovicien, en plein milieu de cette population en fusion, Bob en a parcouru, des kilomètres. Toujours debout, la gueule ouverte. Comme une panthère noire.
Un avocat en territoire panthère
Stephen Mitchell (dit Steve) Bingham naît en 1942 à Salem (Connecticut), dans une famille en vue. Un père sénateur. Et un grand-père sénateur et gouverneur, qui fit aussi partie de l’équipe d’archéologues qui découvrit le Machu Picchu au Pérou. Diplômé des prestigieuses universités Yale et Bekerley, Steve devient avocat en 1970, après avoir travaillé pour le United Farm Workers of America, le grand syndicat des travailleurs agricoles. Il s’est aussi engagé aux côtés de la population afro-américaine du Mississippi, des plus pauvres et des migrants. « Quand vous prenez conscience des réalités et des injustices, et que vous avez des rêves, vous ne pouvez plus jamais faire marche arrière », explique Steve Bingham au journal Libération au début des années 1980. Et d’ajouter : « J’ai suivi l’exemple de mon père, avocat très riche de la côte Est. J’ai été bouleversé par la lutte contre la ségrégation dans le sud des États-Unis et je suis allé militer dans le Mississippi ».
Après ces diverses expériences engagées, il se rapproche naturellement des Black panthers2. Et devient l’avocat de George Jackson, l’un des militants les plus actifs. En 1961, celui-ci, accusé d’avoir commis un larcin d’un montant de 70 dollars, est condamné à un an de prison renouvelable. Il n’en sortira jamais. Car il est ensuite accusé d’avoir assassiné, avec deux autres détenus, un gardien blanc en représailles du massacre de trois activistes noirs par un maton de la prison de Soledad.
Coup monté du FBI ?
Lui, l’un des frères de Soledad3, se trouve donc incarcéré à San Quentin le 21 août 1971, quand Steve Bingham lui rend visite. Avec l’aide de son avocat, George Jackson souhaite organiser un procès civil contre les conditions de détention des prisonniers dans le pays. Gênant pour le gouvernement de Nixon. « À cette époque, je faisais partie de la National Lawyers Guild, une association nationale d’avocats engagés dans le soutien aux Noirs, migrants, militants, etc. Et J. Edgar Hoover, patron du FBI, nous avait en horreur. Il ne perdait jamais une occasion de dire que les plus dangereux n’étaient pas les ’’ terroristes ’’, c’est-à-dire dans sa tête les Black Panthers, mais leurs avocats. »
Mais ce 21 août 1971, tout se précipite. À en croire la version officielle (qui reste très contestée), une mutinerie éclate à la prison de San Quentin, juste quelques heures après la sortie de l’avocat. Pendant celle-ci, George Jackson aurait sorti un pistolet 9mm. Avant de se faire tuer, de même que deux codétenus et trois gardiens de prison. Steve Bingham en est persuadé : il s’agit d’un coup (double) monté par le FBI. Pour abattre quelques activistes du Black Panthers Party, lesquels commençaient à organiser les prisonniers. Et pour écarter l’un de ses avocats. Car Steve Bingham est accusé d’avoir introduit l’arme dans la prison pour la remettre à George Jackson. Dans la foulée, il est condamné par contumace. Craignant pour sa vie, il décide de s’enfuir et d’entrer en clandestinité. Via une filière exfiltrant les déserteurs de la guerre du Vietnam, il change d’identité et devient Robert Boarts. Puis traverse l’Atlantique.
Le club des amnésiques
Nous revoilà au pied du haut-fourneau couché de Senelle à Longwy. Michel Olmi, Sylvain Fochesato, Steve Bingham et Françoise Blusseau, la femme de Steve, tentent d’éviter les balles des golfeurs qui déboulent sur eux. L’un des derniers vestiges de la sidérurgie lorraine est donc planté en plein milieu du practice4.
Alors que les petites sphères fusent à quelques mètres du groupe, comme pour dire « vous n’avez rien à faire là », les deux anciens ouvriers racontent à quoi ce monstre de métal et de briques servait. Et les invités du jour ne peuvent s’empêcher de toucher l’immense objet, recouvert de rouille et d’une inscription : « Debout, le cri ». Les prolos ont tout tenté pour sauver leur haut-fourneau. En pure perte. « Les socialistes ont choisi de mettre à bas toutes les traces de cette histoire, enrage Michel Olmi. Une destruction qui est toujours en cours : il y a deux ans, ce sont les tours de refroidissement de l’usine qui ont été dynamitées, alors qu’on avait un projet de rénovation et de mise en valeur. Notre passé disparaît ainsi petit à petit ». Pour liquider un peuple, on commence par lui enlever sa culture. C’est ce qui se joue ici.
L’amour et la révolution
Retour en arrière – les seventies. Pendant quelques années, Steve Bingham, devenu Robert Boarts, vit de différents boulots en Italie et en France. Il est vendeur de parfum ou peintre en bâtiment, avant de bifurquer : « J’ai finalement eu envie de me poser à Paris et j’ai entamé un cursus de cinéma au Centre universitaire expérimental de Vincennes. » Des années d’errance et d’études pendant lesquelles il tourne plusieurs documentaires engagés, notamment pour le Front paysan5. Il s’oriente ensuite vers des sujets plus sociaux. On est en 1978. L’un de ses professeurs lui conseille de s’intéresser à un lieu où les luttes ouvrières explosent. En fin d’année, Bob prend ainsi la direction de Longwy. Une ville en pleine ébullition, suite à l’annonce par le gouvernement de la suppression de 7 800 emplois. Le paternalisme des maîtres des forges, qui se sont enrichis avant de foutre le camp, est pointé du doigt. Les conditions de travail, les morts réguliers, les salaires toujours trop bas sont oubliés : place à la lutte pour « vivre et travailler au pays de Longwy ».
Dans cette aventure cinématographique, Robert Boarts embarque Françoise Blusseau, jeune étudiante de 18 ans sa cadette, rencontrée sur les bancs de l’université de Vincennes. Il lui propose de participer en tant qu’ingénieure du son. Durant plusieurs mois, le duo va filmer l’histoire de cette population en lutte. Françoise et celui qui se fait appeler Bob portent alors des idées proches de celles de la CFDT de l’époque, tendance autogestionnaire ; c’est donc tout naturellement qu’ils se laissent guider par Robert Giovanardi, l’un des hommes forts de la section locale du syndicat. Ce dernier leur ouvre les portes des usines, leur fait rencontrer les ouvriers et découvrir les cités ouvrières, où les femmes prennent une part active aux luttes, ainsi que les foyers d’accueil des travailleurs immigrés, victimes de discriminations. Et le couple se trouve plongé dans une ville en totale effervescence. Les mobilisations se succèdent, des manifestations de grande ampleur sont organisées, des affrontements violents surviennent ici et là dans la cité devenue ingouvernable. La caméra de Robert Boarts filme tout, y compris les divisions syndicales et le rôle joué par les partis politiques, le Parti communiste en tête.
De retour à Paris, il commence à travailler sur le montage de son film, qu’il décide d’appeler Longwy. Mais dans un coin de sa tête, l’envie de retourner aux États-Unis prouver son innocence fait son chemin. À l’été 1984, alors qu’il a fini le montage du film, il se décide. Et traverse l’Atlantique pour affronter son procès, afin de pouvoir construire une vie de famille avec Françoise. « Me rendre fut la décision la plus difficile de ma vie », dit-il à l’époque aux rares médias qui s’intéressent à son cas de notre côté de l’Atlantique. Car de l’autre côté, même s’il est un peu tombé dans l’oubli depuis la fin des années 1970, le fils Bingham, du nom de cette riche et respectable famille, reste une petite célébrité. Une petite célébrité en cavale.
« Pas un boulon ne sera démonté »
– « Vous pouvez m’emmener devant l’entrée de l’usine ? »
– « La porte B, tu veux dire, Steve ? »
– « Oui, c’est ça. Celle où j’ai filmé plusieurs discours. »
Michel Olmi et Sylvain Fochesato s’exécutent, les tripes serrées. On ne revient pas sans souffrance sur son passé de sidérurgiste et sur les trahisons des socialistes, François Mitterrand en tête. Ce dernier avait en effet promis aux ouvriers longoviciens en lutte de les soutenir une fois qu’il serait sur le trône. Mensonges. La mise à mort de la vallée, déjà dans le coma, est définitivement actée en 1984. « Ils nous disaient qu’on n’étaient plus compétitifs, que le minerai mauritanien était plus rentable, que nos machines étaient vieilles... Des conneries, tout ça ! Bon, c’est vrai, ces putains de boulots nous tuaient et empestaient l’air. Mais on en chiait ensemble, tu comprends ? »
Steve Bingham a du mal à se concentrer alors que la voiture se gare à quelques mètres de la porte B. Ici, Antoine Porcu, le député communiste du coin, avait pris l’habitude de parler longuement au micro aux ouvriers quittant leur poste. C’est lui qui, le 24 février 1979, réussit à empêcher l’attaque du commissariat par une foule de centaines de personnes en colère. Il en a même été remercié par des policiers affirmant que leurs armes étaient chargées à balles réelles ce jour-là et qu’ils avaient ordre de tirer. Que se serait-il passé si l’élu n’avait pas calmé les manifestants ? L’étincelle vers cette révolution que les Longoviciens ont manqué ? La fin du mouvement, qui déboucha quelques mois plus tard sur des compensations financières conséquentes et sur la retraite à cinquante ans pour les milliers de licenciés ? L’histoire retiendra que les communistes se rallièrent à Mitterrand. « Pas un boulon ne sera démonté, qu’ils nous disaient... On a reconnu nos amis, les premiers traîtres... », commentent Michel et Sylvain devant la passerelle rouillée.
Retour à la vie d’avant
Au moment de repartir aux États-Unis avec Françoise, Steve Bingham range son film Longwy dans un tiroir. Il ne le sortira plus en public durant près de 40 ans. Sa priorité a changé : il souhaite retrouver une vie normale. « Mon procès, qui s’est tenu à San Francisco et a duré des mois, a ruiné ma famille. Heureusement, j’ai finalement été innocenté – cette histoire de mutinerie était par trop invraisemblable... George Jackson est mort, mais moi j’ai pu reprendre mon boulot d’avocat, pour les plus démunis, les réfugiés, etc. J’ai finalement retrouvé ma vie d’avant la cavale, qui aura duré treize ans. Treize longues années pendant lesquelles j’ai fait l’expérience de la solitude et de la paranoïa. J’avais tout le temps l’impression d’être suivi par un agent du FBI... C’était très dur. »
Il y a quelques années, Robert Boarts, redevenu Steve Bingham, contracte un cancer. Il vainc la maladie, mais elle lui donne envie de se retourner sur son existence mouvementée. Le désir de revoir cette ville ouvrière de Lorraine, dans laquelle est né son amour pour Françoise et qui l’a marqué par ses engagements, est le plus fort. Été 2017 : deux ans après avoir pris sa retraite, Steve revient à Longwy avec sa douce. Sur les traces de leur passé et des luttes qui ont secoué la ville. Et avec dans leurs bagages, le film, ainsi que des tonnes de souvenirs. « J’aimerais que notre travail d’alors soit vu par le plus grand nombre. Et notamment en Lorraine, où personne n’a pu jeter un œil au film. On reviendra donc en France en juin 2018, pour revoir nos amis lorrains et pour animer des projections. » Michel Olmi, Sylvain Fochesato et les autres seront là. Pas sûr que d’ici là, ils aient pris leur carte d’adhérent au golf.
1 Le 7 mars 1979, après un concert à Metz, Johnny Hallyday est « invité » par une centaine de sidérurgistes longoviciens à se rendre, en pleine nuit, sur le site d’Arcelor. Une petite visite du site, et puis il est libéré.
2 Mouvement révolutionnaire de libération afro-américaine et d’inspiration marxiste-léniniste formé en 1966 en Californie.
3 George Jackson, Fleeta Drumgo et John Clutchette, les trois activistes accusés du meurtre du maton, sont restés dans la mémoire comme « Les frères de Soledad ». C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage publié depuis la prison par George Jackson (et réédité en France en 2014 par les éditions Syllepse).
4 Terrain permettant aux golfeurs de s’entraîner.
5 Organisation du mouvement agrarien français, fondé en défense de la paysannerie.
Cet article a été publié dans
CQFD n°160 (décembre 2017)
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Paru dans CQFD n°160 (décembre 2017)
Par
Illustré par Marine Summercity
Mis en ligne le 13.01.2018
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