Radios libres, ventres vides

Les radios de la méduse

1981. Après des décennies de train-train, la radio changeait. La fin du monopole d’État et l’ouverture de la bande FM provoquaient un grand souffle d’air sur les ondes. L’occasion pour les radios libres, porteuses d’autres discours et pratiques, de s’installer durablement dans le paysage. Une trentaine d’années plus tard, elles sont toujours là. Encore vaillantes, mais en sursis.

C’était il y a quelques années, sur les ondes de FPP. Une amie investie au sein de cette radio libre parisienne m’avait proposé d’effectuer des chroniques hebdomadaires, sur le sujet de mon choix. L’affaire de cinq petites minutes, chaque vendredi midi. J’avais accepté. Sans me douter que les quelques minutes passées devant le micro m’apparaîtraient si longues. Impossible de surmonter le trac. Je buttais sur certains mots, en mangeais d’autres, parlais trop vite, pas assez fort, ne parvenais pas à me détacher de mon texte, le débitais comme un cadavre sans âme. Pour moi, un calvaire. Et sans doute aussi pour l’auditeur, obligé de se fader chaque semaine une triste récitation sans rythme. Ça a duré un an et demi.

Par Emilie Seto.

J’ai finalement mis fin à l’exercice, convaincu que je n’améliorerais jamais. Un avis certainement partagé par ceux des bénévoles et salariés de FPP qui avaient eu l’occasion de constater l’étendue de mon incompétence. Ils n’en disaient pourtant mot. Pas seulement par gentillesse, je l’ai compris plus tard. Mais aussi parce qu’ils étaient si viscéralement attachés à cette radio et à ce qu’elle portait qu’ils considéraient que mes chroniques mal récitées y avaient leur place. Mes hésitations, ma voix chevrotante et ma scansion maladroite n’étaient rien d’autre que le pendant logique de leur vision ouverte des ondes : pour que le micro soit vraiment libre, il faut que chacun puisse s’en saisir. Des gens doués et d’autres moins.

En quête d’une vague définition

À vrai dire, la belle épopée des radios libres est aussi (voire surtout) faite de tâtonnements et d’imperfections. Comme une vivace démonstration, sans cesse recommencée, du postulat ayant présidé à la naissance de ces antennes associatives, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Ce credo-là, donc : chacun peut trouver sa place derrière le micro. À commencer par celles et ceux qui en sont d’ordinaire exclus. Parce qu’ils ne sont pas très doués pour s’exprimer en public (comme moi). Que leurs centres d’intérêt sont jugés trop marginaux, pas assez vendeurs. Ou encore, et c’est bien moins anecdotique, que la société ne leur accorde ni considération, ni droit à la parole – ainsi des immigrés, qui se retrouvent autour d’émissions communautaires, ou des prisonniers et leurs familles se donnant des nouvelles via les “ Parloirs libres ”. Uniques conditions pour parler sur les ondes : respecter une charte élémentaire1, faire preuve d’un minimum de constance et de motivation. Rien d’autre.

Un modèle radicalement opposé à celui des radios commerciales et à leur construction verticale, où l’animateur doit se comporter en professionnel et renvoyer une image consensuelle de sa station. Sur les radios libres, l’audience compte pour du beurre. Il n’y a rien à vendre et la publicité n’a pas droit de cité. Le nombre de personnes tendant l’oreille devant le poste n’a donc que peu d’importance. « En naviguant sur la bande FM, on peut avoir tendance à juger les radios sur le seul critère de la “ qualité sonore ” (avec de gros guillemets) ou à les étudier sous le seul prisme de l’audience, note Étienne Noiseau, qui anime le site de référence Syntone. Mais pour moi, les radios libres ne relèvent pas tant de la radiophonie (qui peut être bonne ou mauvaise) que de la connexion sociale. » Pas une question de contenu, donc, mais de pratiques.

Au cœur de celles-ci, le lien. L’humain. La présence. Bien avant la radicalité politique parfois prêtée à ces antennes. « La participation de gens très politisés n’est pas constitutive de l’ADN des radios libres, assure Rico, Toulousain investi à Canal Sud depuis le début des années 2000. La vraie radicalité est ailleurs. Dans le fait de proposer un outil libre, que chacun peut s’approprier. Et dans la grande diversité des émissions et participants. » À l’autre bout de la France, Jeanne2, ancien administratrice d’une radio libre, confirme : « Peu d’associations réunissent autant de gens différents autour d’un même outil. Il suffit d’ailleurs de se pencher sur une grille de programme pour constater leur grande diversité — passionnés de reggae, membres de la communauté tamoul, militants anarchistes, reporters en herbe… Parfois, ils n’ont en commun que l’intérêt porté à la radio. » Et le souci de sa survie. Lequel passe d’abord par le maintien d’un fragile équilibre financier.

Une taxe sur la pub

L’argent, donc. Le nerf de la guerre des ondes. Et le fondement de ce qui ressemble à un petit paradoxe. D’un côté, les radios libres tiennent farouchement à leur indépendance et s’affichent volontiers rebelles. Mais de l’autre, elles ne pourraient survivre sans les subsides de l’État. Elles en sont même largement dépendantes. C’est que ces structures associatives refusant la publicité, n’ayant rien à vendre et très peu de recettes propres, doivent malgré tout s’acquitter chaque année de (plus ou moins) conséquents coûts de fonctionnement et de diffusion. Une équation impossible : aucune de ces radios n’aurait pu survivre sans la contribution reversée par l’État.

Sauf que celle-ci n’a rien d’un cadeau. Tout le contraire : c’est un dû. Qui trouve son origine au tout début des années 1980, quand l’État, confronté à la multiplication des radios pirates et incapable de contenir leur folle effervescence, se résout à abandonner son monopole sur la radio. Élu depuis peu, Mitterrand annonce ainsi l’ouverture de la bande FM. Ruée sur les ondes : en un an, pas moins de 2 000 radios associatives voient le jour (la plupart baisseront le rideau en quelques années). Côté auditeurs, ça se bouscule aussi au portillon : la France vibre alors au rythme des radios de la FM. Pas une image. Le 8 décembre 1984, la station NRJ, qui se prétend encore libre mais a déjà largement viré commerciale, réussit ainsi le tour de force de faire descendre dans les rues de Paris des dizaines de milliers d’auditeurs, mobilisés contre une sanction que vient de lui infliger la Haute Autorité de la communication audiovisuelle.

Bref, les audiences sont considérables. Et attisent bien des appétits. Ceux-ci obtiennent gain de cause en 1984, décrochant l’autorisation de la publicité sur la bande FM. Jackpot. Pour en profiter, une partie des radios quittent leur coquille associative, se muant en entreprises commerciales. Quant à celles qui refusent de boulotter le Veau d’or, elles conservent le statut associatif. Mais auront désormais droit à un coup de pouce de l’État, pour leur permettre de survivre et d’assurer leur mission dite de « service social de proximité ». Une subvention de fonctionnement, d’un montant variable, leur sera ainsi versée chaque année par le Fonds de soutien à l’expression radiophonique (FSER), cagnotte abondée par une taxe prélevée sur les recettes publicitaires des radios et télévisions commerciales. Celles qui font de confortables profits participent ainsi à financer celles qui ne touchent pas un rond. Pas con.

Pas à la même enseigne

Voilà posé l’un des pans essentiels du financement des radios libres – plus de trente ans après, il a toujours cours. Et continue de représenter la plus grosse rentrée d’argent annuelle des antennes associatives. Celle qu’il n’est pas question de rater – une question de vie ou de mort. À Radio Larzac, elle représente par exemple près de la moitié des 120 000 € de budget. Et un tiers des 140 000 € de sa voisine, Radio Saint-Affrique. Chez FPP, le versement dépasserait de peu 40 000 € (pour un budget de 150 000 €), tandis que la marseillaise Radio Galère décroche 62 000 € du FSER (pour un budget de 160 000 €). Bref, toutes les structures ne sont pas logées à la même enseigne : les financements diffèrent d’une radio à l’autre.

Des variations qui s’expliquent – attention, ça devient technique - par le fait que le FSER compte une part fixe et une autre variable. La première fluctue notamment en fonction de la masse salariale. Quant à la part variable, elle repose en grande partie sur la capacité des radios libres à faire rentrer certaines de leurs émissions dans le cadre des critères spécifiques fixés par le FSER. Entre autres pour thèmes de ces subventions de projet : le soutien au développement local, la protection de l’environnement ou la lutte contre l’exclusion.

À ce petit jeu, toutes les structures ne se valent pas. Certaines ont accumulé de l’expérience et connaissent parfaitement les ficelles permettant de faire grimper à son maximum la part variable. D’autres ne s’y essayent même pas. Ou chargent un salarié de réaliser l’imposant dossier FSER. Certaines – encore – le confient à des bénévoles, qui y travaillent soirs et week-ends. En filigrane, des rapports différents au financement public et au fonctionnement de l’antenne.

Pour brève illustration, cette comparaison entre deux radios libres « historiques ». À ma droite, Radio Canut, à Lyon. La structure, qui ne compte aucun salarié et fonctionne grâce aux seuls bénévoles, se contente de la part fixe du FSER. Pas besoin de plus. À ma gauche, Radio Galère à Marseille, quatre salariés. C’est l’un de ses fondateurs, Pierre Bastide, pilier de l’antenne depuis plus de trente ans, qui gère le financement public. Lui en connaît les arcanes, essaye d’en respecter les contraintes et sait l’optimiser au mieux. Bref, entre Canut et Galère, pourtant toutes les deux libres, il y a déjà comme un petit monde.

Dossier de 500 pages !

Mais une constante émerge, quelle que soit la radio : les personnes chargées de boucler les dossier FSER en gardent souvent un souvenir mitigé… Limite traumatique. « Ça devient de plus en monstrueux, constate Jeanne, qui fut administratrice d’une radio libre. Il faut tout lister à l’avance, les invités et les thèmes d’émissions. Et ensuite, il faut aussi fournir des preuves a posteriori. » Il faut aussi essayer de dégotter des subventions de projet supplémentaires, pour ajouter un peu de beurre aux épinards. « C’est usant, tu cherches en permanence. Tu inventes des projets, tu montes des budgets prévisionnels, un peu au doigt mouillé. Tu te mets à rêver en te disant que ça serait chouette. Et boum, ça ne marche pas... », raconte Samantha. Et l’ancienne administratrice de FPP de poursuivre : « Psychologiquement aussi, c’est pesant. Tu portes une sacré responsabilité : si tu foires ton dossier, la radio se retrouve vraiment dans la merde. Ça n’arrive pas, heureusement. Mais tu as toujours le sentiment que tu aurais pu faire mieux. Trouver plus d’argent. »

Et même ceux qui pratiquent depuis longtemps galèrent à satisfaire toutes les exigences du FSER : « Notre dossier représente l’équivalent d’une ramette de papier de 500 pages, raconte Étienne Bastide. Parce que nous devons tout justifier, et prouver que nous avons rigoureusement respecté le cadre des subventions de projets. Il faut donc collecter toute l’année des attestations auprès des invités des émissions. Ce qui nécessite toute une organisation : on les prévient avant, on les poursuit ensuite... » Presque du flicage, en fait. « Oui, ça nous met dans une position de contrôle, assez désagréable, approuve Jeanne. Je pense que ce n’est pas anodin. C’est une façon pour l’État de pousser à la professionnalisation des radios associatives. »

Ah bon, « innover » ?

Il y en a un que cette exigence croissante ne dérange pas. Il s’appelle Sylvain Delfaux. Est chargé de la communication du Syndicat national des radios libres (SNRL). Et se positionne clairement du côté des structures qui jouent le jeu de la professionnalisation. « Dans ma radio [Radio Laser], on se professionnalise depuis une quinzaine d’années – c’est quelque chose qui doit se penser à l’avance. C’est sûr que ça va être compliqué pour les radios qui n’ont pas entamé cette démarche... » Malheur aux perdants, qui n’ont pas pris le train de la modernité...

Le syndicaliste se prétend « digne successeur des radios libres qui réclamaient de la fréquence au début des années 1980 ». Mais il n’est pas sûr qu’il ait beaucoup de points communs avec ses glorieux aînés. Il se coule par contre parfaitement dans l’air du temps : « La crise traversée par les radios libres peut aussi être une opportunité pour elles de se réinventer, d’innover. Il faut arrêter de dire qu’elles sont fragiles ou menacées. Et insister sur le fait qu’elles se battent, qu’elles répondent à des appels à projet, qu’elles nouent des partenariats, qu’elles innovent techniquement. » Deux fois le verbe « innover » en trois phrases — un vrai discours de battant... Qui n’a pas grand-chose à voir avec le quotidien de ces radios libres qui se vivent d’abord comme un outil au service du collectif et de la libre parole.

« Dénicher les appels à projets demande une veille considérable pour une association », explique Étienne Noiseau, pas vraiment sur la même longueur d’ondes. « Pour y répondre, il faut être capable d’adapter son action afin de la faire rentrer dans le cadre. L’institution exige de produire quelque chose de nouveau et de différent : il faut être “ innovant ’’. Cela demande une gymnastique incroyable et des ressources administratives que toutes les structures ne possèdent pas. »

RIP emplois aidés

Les temps sont décidément durs pour les radios libres. Elles buttaient déjà sur des financements de plus en plus difficiles à décrocher, les voilà désormais confrontées à la disparition d’une partie de leurs forces vives : la suppression des contrats aidés a littéralement décimé leurs rangs. 1 100 emplois (selon le SNRR) ont ainsi été balayés en quelques mois. Un vrai plan social.

Conséquence logique : les appels au secours et les cris d’alerte se multiplient. Une pétition a ainsi été largement relayée, signée par une quarantaine de radios, s’alarmant « de la situation catastrophique du secteur ». Un constat entériné par Pierre Barron, président de FPP, qui d’ici quelques mois aura perdu les cinq emplois qui la faisaient fonctionner au quotidien : « Pour la première fois de notre histoire, la question d’une fermeture à court terme se pose. »


1 En général, il s’agit d’un bref texte proscrivant racisme, sexisme et homophobie - le b.a.-ba.

2 Le prénom a été modifié à sa demande.

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Paru dans CQFD n°160 (décembre 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Jean-Baptiste Bernard
Illustré par Emilie Seto

Mis en ligne le 02.07.2018