Réduction des risques VS accroissement de la connerie
Les mille vies du Tipi
2 janvier 2021. La France démarre l’année dans l’aigreur. Pendant deux jours, une bande de dangereux malfaiteurs a défié la République sanitaire, passant le réveillon et le 1er janvier à danser sur de la techno en gobant des pilules. Inacceptable pour les réacs et jaloux de tous bords, qui fustigent les 2 500 fêtards de la rave party de Lieuron, en Ille-et-Vilaine. Outre le volet judiciaire ubuesque (plus de 1 600 amendes, neuf mises en examen et trois semaines de détention provisoire pour un organisateur présumé), les grandes envolées sont de sortie, notamment contre Techno+, association de réduction des risques narcotiques, qui tenait un stand de prévention lors de la fête et voit son action largement caricaturée – certains l’accusant même d’en profiter pour dealer.
Un emballement absurde démontrant qu’il reste encore beaucoup à faire pour sortir des ornières de la répression aveugle – versant Covid comme versant drogues. Forgées dans les années 1990 en réaction à l’explosion du sida, les politiques de réduction des risques sont en effet régulièrement remises en cause. Et c’est bien pour cela qu’il est nécessaire d’en rappeler les fondamentaux. L’histoire du Tipi, lieu associatif ouvert en 1994 dans le quartier de la Plaine, à Marseille, est en la matière une bonne piqûre de rappel.
« J’suis d’l’époque où cette ville a connu tant d’peines / Où sa jeunesse s’envoyait du rêve dans les veines », chante le vétéran rappeur Akhenaton dans « Je suis Marseille », pépite de l’album 13 organisé (2020) qui a cartonné en terre phocéenne. Cette époque, c’est assurément la fin des années 1980 et le début de la décennie suivante, moment même où son groupe IAM s’ins talle dans le paysage musical. L’heure est alors grave pour ceux qui s’envoient du « rêve dans les veines », raconte Basile1, longtemps usager de drogues : « Le Tipi est né dans un moment festif, mais il faisait suite aux noires années 1980, où l’héroïne était partout à Marseille. Quand le sida s’en est mêlé, ça a été un véritable carnage. »
Dans son livre Héro(s)2, la sociologue Claire Duport rappelle que certains considèrent que cette drogue a été le « Vietnam de Marseille ». Lors de notre entretien, elle tient à insister sur un point : l’extraordinaire énergie déployée par celles et ceux qui se lancent alors dans l’aventure de la réduction des risques. Et notamment sur les pirates originelles du Tipi, majoritairement des femmes investies dans le milieu festif.
Nicole Ducros était l’une d’elles. Aujourd’hui âgée de 70 balais, elle se rappelle avec enthousiasme des débuts de leur collectif azimuté : « C’est bizarre à dire, mais les débuts du Tipi c’était une époque merveilleuse. Alors que tout le monde mourait autour de nous, on avait une énergie folle, bien symbolisée par la regrettée Hélène, dite Tati N’inja. Quand on s’est lancées, dans un petit local surchargé, tout était à inventer en matière de réduction des risques. Pour financer nos actions, on tenait des stands d’artisanat. Et on a vite monté toutes sortes d’ateliers, qui allaient du tricot à la musique, mêlant toxicomanes et autres gens du quartier de la Plaine. »
Nicole se marre quand je lui rappelle l’existence d’un CD de ragga qu’elle et ses copines du Tipi ont sorti à l’époque. Intitulé Ragalliza Lo, il comprend de joyeux morceaux informatifs comme « La trithérapie » ou « Le préso féminin ». Il y a même une chanson qui s’appelle « Le T. Le I. Le P. Le I. », dont les paroles permettent de comprendre l’ambition du lieu et sa raison d’être : « On m’appelle Tati, j’ai construit un Tipi / Un abri une maison, pour les plus démunis / Un Tipi pour contrer toutes les maladies / Un Tipi pour pouvoir y poser ma vie ».
En cette fin d’hiver 2021, quand j’y passe pour discuter avec Simon, jeune animateur de prévention, c’est d’abord cette dimension « un abri une maison » ouvert à tous qu’il met en avant. Le minuscule local de la rue Vian a depuis longtemps laissé place à un vaste espace rue de la Bibliothèque, toujours près de la Plaine. Il y a une cuisine collective, un grand jardin avec une cabane faisant office d’épicerie solidaire et un salon aux étranges moulures surannées. Oui, ça a tout pour être chaleureux… sauf que ça ne l’est plus vraiment. En effet : personne ne squatte dans les canapés ou sur les chaises de la cuisine. Pandémie oblige, le Tipi, qui a décroché l’agrément Caarud3 en 2006, ne fonctionne plus que sur rendez-vous. Et ça désole Simon : « Cette ouverture sur la rue est au cœur même de notre action en temps normal. »
Simon est l’un des « référents injections » de l’association. Il s’assure que les usagers de telle ou telle drogue puissent la consommer en sécurité. Un rôle fondamental, rappelant que si les usages de drogues ont changé et si l’héroïne s’est faite plus discrète, l’objectif reste le même : que les usagers consomment ce qu’ils veulent en toute sécurité et connaissance de cause. Piochant dans une étagère, Simon me montre donc les différents accessoires qu’il distribue : seringues bien sûr, mais aussi des kits d’accessoires aux noms barbares tels que « Stéricup » ou « Stérifilt ». Pour ceux qui ont les veines trop abîmées, il y a même un appareil permettant de les scanner en quête d’un coin de peau préservé où pratiquer l’injection.
« Ce n’est qu’un pan de nos actions », explique Simon, qui insiste sur les diverses facettes du Tipi, entre consultations et ateliers en pagaille. Et si le Tipi est sans doute plus sage qu’à ses débuts, s’il se définit moins par le côté festif4, il a grandement contribué à lancer une lame de fond marseillaise en matière de réduction des risques, dressée sur une exigence d’auto-sup port. L’objectif, encore et toujours : que les usagers s’emparent des questions les concernant. C’est le principe de Sang d’encre, revue ouvrant ses colonnes à tous les galériens et galériennes, dont le dernier numéro, sorti en février dernier, parle aussi bien de rébellion contre le « confinement infernal » que de heavy metal. Citons aussi ASUD (Auto-support des usagers de drogues) qui mène des maraudes de rue en collaboration avec le Tipi5 ou le Bus 31/32 et son équipe mobile.
En clair : il y a là une constellation associative hyperactive, fonctionnant sur des principes hérités du renouveau des années 1990, quand une crise sanitaire de grande ampleur (le sida) et l’inaction criminelle de l’État en la matière ont poussé les personnes concernées à se serrer les coudes, délaissant le surplomb médical des « sachants » pour favoriser l’auto-support. Si Nicole Ducros déplore une forme d’institutionnalisation et la professionnalisation de ces lieux, qui selon elles ne seraient plus autant porteurs d’expérimentation, c’est infiniment préférable au grand désert répressif. D’ailleurs, rappelle-t-elle, il ne tient qu’à nous de bâtir de nouveaux Tipis.
Pour le reste, Nicole n’hésite pas à comparer le désastre sanitaire du VIH avec la crise du Covid. Et elle prévient : « Vous savez, il nous a fallu de longues années pour réagir à l’épidémie de sida et lancer le Tipi. Et avec le Covid, on voit bien que si les gens étaient sonnés au départ, là ils sont en colère. Il est temps de passer à la prochaine phase : la révolte positive, constructive, celle où les gens se regroupent et lancent les choses par eux-mêmes sans rien attendre d’un gouvernement clairement incompétent. »
1 Le prénom a été modifié.
2 Héro(s) : au cœur de l’héroïne, Wildproject, 2016.
3 Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues.
4 Il garde cependant un pied dans le monde de la nuit et des free party, avec une personne chargée spécialement de ce volet.
5 ASUD a d’ailleurs fusionné avec le Tipi début 2021.
Cet article a été publié dans
CQFD n°197 (avril 2021)
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Paru dans CQFD n°197 (avril 2021)
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Mis en ligne le 01.07.2022
Dans CQFD n°197 (avril 2021)
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