Cap sur l’utopie

Le Père Peinard et Ravachol chient encore dans la colle

Les livres sur l’anarchisme continuent de pleuvoir. L’un d’entre eux suscite des débats ardents en milieu anti-autoritaire. C’est Anarchisme et changement social – Insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur (Atelier de création libertaire, 2021) de Gaetano Manfredonia, surtout connu pour ses travaux approfondis sur la chanson et la poésie contestataires. Dans cette nouvelle édition1 copieusement augmentée, notre réfractaire italien souligne que, pour la plupart des analystes de la sédition politique, l’anarchisme contemporain est arrivé à un véritable tournant. Que les nouveaux anars ne se reconnaissent plus dans un modèle unique de ce changement social, que celui-ci soit incarné par un penseur (Bakounine, Proudhon, Malatesta…) ou par une école de pensée, ou par une ligne de clivage idéologique (l’anarchosyndicalisme, l’individualisme, l’appelisme…). Que la figure du Père Peinard, qui a incarné en France depuis le dernier quart du XIXe siècle l’archétype même du franc-tireur anti-étatique (« le prolo sûr de lui, à la langue bien pendue, à qui on ne la fait pas, sachant utiliser le tranchet et éventuellement la plume ») ne correspond plus à aucune réalité sociologique. Que le mythe du Grand Soir et que celui de l’action autonome de la classe ouvrière ne font plus recette. Que les anars d’aujourd’hui se méfient de toutes les tentations de persuasion théorique « considérées comme prises de tête ». Qu’ils ne s’épuisent plus guère à s’excommunier les uns les autres. Qu’ils ne misent plus sur un petit paradis sur terre immédiat, une enclave modèle où l’on pratiquerait la démocratie vraiment directe. Que ces nouveaux insurgés se servent principalement dans « l’anarchisme buffet » exposant toutes les tendances rebelles, prenant chez les uns et les autres ce qui les arrange sur le moment : une pincée de pédagogie non directive à la Summerhill, un quignon de pain complet mao-spontex, une bouchée de géographie borderline à la Reclus, un tronçon de conseillisme pannekoekesque, une pichenette de municipalisme murraybookchinien, des miettes de dérive debordienne ou des chicots de petits sabotages créatifs nous faisant un bien fou à la John Holloway. 

Heureusement, heureusement, le regard historique du compère Manfredonia s’avère moins tristounet que celui de ces fins experts en révolutions. Il estime, lui, que l’anarchisme contemporain n’est pas si différent que ça de l’anarchisme classique, que les deux périodes, l’avant et le maintenant, s’interpénètrent pas mal. Que s’il n’y a plus en nos temps des Georges Darien, des Laurent Tailhade, des Octave Mirbeau, des Albert Libertad pour inciter à l’émeute, il y a des Bob Siné, des Yannis Youlountas, des Julien Coupat, des Jean-Pierre Bouyxou pour prôner lyriquement la violence révolutionnaire. Que s’il n’y a plus les brûlots argotiques du Père Peinard pour pousser cocassement à la contre-attaque, il y a par contre toujours les pamphlets incendiaires d’Alain Guyard pour nous réveiller truculemment. Qu’on a mieux que l’action autonome de la classe ouvrière, on a l’action autonome des hors-classes, des lumpenprolos, des Gilets jaunes. Que l’attente du Grand Soir reste latente. Qu’on se méfie avec raison des chefs, des leaders, des gourous, des responsables. Qu’on anticipe de plus en plus hardiment le nouveau monde jouissif auquel on rêve à travers des Zad utopistes. Que l’anarchisme buffet où on voltige d’une forme de « liberté libre » à une autre, ça peut être chouaga comme tout.

Allons, allons, les lustucrus, chaud devant ! Retrouvons le goût du risque et de l’expérimentation de la vie désenchaînée.

Noël Godin

1 La première date de 2007.

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CQFD n°209 (mai 2022)

Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…

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