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« La langue est mon territoire »

« Le kabyle est l’ultime bagage que des milliers d’émigrants ont emporté avec eux. Une langue pour se construire un ailleurs qui ne soit pas que l’exil. Une langue charriant éloquence et poésie pour dire l’invisible, l’exil, la pauvreté », écrit la réalisatrice Fatima Sissani, à propos de son film La Langue de Zahra (2011). Un documentaire sur l’immigration, à travers l’histoire de sa mère. Pour CQFD, Fatima Sissani revient sur son rapport à la langue, à l’oralité.

Je suis née en Algérie, en Kabylie. Ma langue maternelle est le kabyle, la seule que j’ai parlée et entendue jusqu’à l’âge de six ans. Ensuite, mes frères et sœurs et moi avons quitté l’Algérie pour la France avec ma mère. Là, le français s’est progressivement imposé à nous. Mais on continuait à parler kabyle avec ma mère qui a toujours refusé d’apprendre le français. En revanche, avec mon père et entre mes frères et sœurs et moi, on communiquait en français. La place du kabyle s’en est trouvée réduite. Le français est devenu ma langue dominante, celle dans laquelle je pense et comme l’explique ma sœur dans La Langue de Zahra, celle dans laquelle j’existe.

Je disais souvent, avant de réaliser ce documentaire, que je n’avais ni patrimoine matériel ni patrimoine culturel : je n’hériterai jamais d’un appartement ou d’une maison, il n’y a jamais eu de livres chez moi. Je ne dispose pas du même capital qu’un enfant de la bourgeoisie ou de la classe moyenne qui va au musée, voyage, reçoit des livres, etc. Mais aujourd’hui, quand j’y réfléchis, mon inclination à écrire et mon amour de la langue, quelle qu’elle soit, me vient de mes parents. Je joue avec le français comme ils jouaient avec le kabyle. Toute l’enfance, j’ai été bercée par des histoires, par des proverbes, par une langue d’une subtilité prodigieuse. Quand j’ai réalisé La Langue de Zahra, j’ai pris la mesure de ce dont j’héritais : une culture millénaire. Elle est en moi, nourrit ma manière de dire et voir le monde mais pendant longtemps, je n’en ai pas eu conscience.

Si on avait vécu dans un contexte où nos langues et nos cultures avaient été prises en compte, considérées comme une ressource pour évoluer dans ce monde-ci, je crois qu’on se serait tous et toutes construit.es autrement, qu’on aurait été beaucoup moins blessé.es, et méprisé.es. On n’aurait pas eu à mener cette bagarre épuisante pour parvenir à ressentir le bonheur d’être d’ailleurs, baigné.es par une autre culture. Le plus violent, c’est que nombre d’entre nous, enfants de l’immigration, se sont mis à mépriser à notre tour leurs parents et la culture qu’ils portaient. En ce qui me concerne, je me suis débarrassée de ce mépris une fois que j’ai pu contextualiser et politiser la question de l’immigration. ça m’a permis de mettre chaque chose à sa place. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde et je me demande toujours, compte tenu de l’hostilité dont les immigré.es et leurs descendant.es sont victimes, comment arriver à porter haut et fort nos cultures ?

Ma mère et la langue française

Ma mère s’est bercée de l’illusion qu’elle ne resterait pas en France. Tout en elle s’y refusait. Mais comme la plupart des exilé.es de sa génération, elle n’est jamais repartie définitivement. Il me semble que c’est l’une des raisons pour lesquelles elle a refusé d’apprendre le français et décidé qu’elle ne s’exprimerait qu’en kabyle. C’était une manière de ne pas renoncer à son pays. Le kabyle est devenu, en quelque sorte, une terre de refuge. J’aime bien la métaphore de la citadelle imprenable. Je crois que ma mère est tellement imprégnée et amoureuse de cette culture que sa manière de regarder le monde ne peut s’exprimer qu’en kabyle…

Il faut dire, comme souvent lorsqu’il s’agit des langues orales, que ma mère aspire à l’excellence lorsqu’elle parle. Je dirais même que ma mère éprouve une sorte de condescendance envers le français, parce que, pour elle, la langue kabyle est tout. Il s’agit d’une langue très sophistiquée entremêlant poésie, proverbes et métaphores pour dire aussi bien le quotidien que l’Histoire ou l’Invisible. Je crois que dans cette société, la langue, c’est le lieu du raffinement. Par exemple, je me souviens de ce matin où ma mère m’a raconté, devant une tasse de café, la nuit tourmentée qu’elle avait passé : « Un cauchemar m’a réveillée à 3 heures du matin. Je me suis alors levée, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai parlé à la lune et aux étoiles… » Je ne sais plus ce qu’elle leur a dit, peut-être même ne l’ai-je pas compris. Mais je me souviens que j’étais complètement fascinée par sa langue capable de transformer l’événement le plus banal – un cauchemar – en un instant de grâce. Le quotidien devenait poésie. Une autre fois, elle m’a raconté les derniers instants de son frère en rentrant de l’hôpital « Il m’attendait. Il ne pouvait plus parler alors je lui ai dit : “Je te pardonne comme tu me pardonnes. Je t’ai aimé comme tu m’as aimée. Paix à ton âme, mon frère, cher et tendre…” Et alors son dernier souffle qui ressemblait à celui d’un petit moineau s’est envolé. » Peut-être que pour ma mère, la langue c’est l’excellence ou rien. D’où son rejet du français. L’entre-deux : être d’ici et d’ailleurs.

Que devient la langue ?

Je suis heureuse d’avoir reçu cette langue en héritage, mais que mes nièces et neveux ne la parlent pas ne me pose aucun problème. Il faut dire que je suis peu nostalgique. C’est notre vie qui est comme ça. C’est l’histoire de cet entre-deux qui est le nôtre. Ils vont apprendre d’autres langues et probablement en apprendront de nouvelles à leurs enfants qui peut-être ne parleront même plus le français. Je trouve ça beau de regarder une histoire familiale à partir des langues qui ont été parlées, qui se sont perdues, qui sont apparues, qui se sont transmises et qui se sont à nouveau perdues…

Évidemment que la langue c’est fondamental, comme je le disais, pour transmettre une manière de penser le monde. Mais pour moi, l’essentiel est ailleurs. Dans le film, ma sœur Samira dit que son petit garçon ne connaît pas le kabyle mais que pour elle, l’enjeu ce n’est pas qu’il l’apprenne mais qu’il comprenne qu’il est d’ailleurs et qu’il est fait aussi de ça. C’est lui offrir la possibilité de développer une aptitude à l’altérité. Après la guerre d’Algérie, après l’exil…

Si ma mère a refusé d’apprendre le français et la culture française en général, c’est aussi parce que, pour elle, ce que les français ont fait durant la colonisation et la guerre d’Algérie est impardonnable. Pour moi, la guerre d’Algérie ne commence pas en 1954, mais en 1830, au moment de la conquête, puisque l’Algérie n’a jamais été pacifiée durant toute cette période. Il y a eu un refus de la colonisation du début à la fin, qui a atteint son paroxysme à partir de 1954 avec ce qu’on appelle la « guerre d’Algérie ». Quand j’ai demandé à ma mère : « Comment as-tu vécu le fait de venir en France en regard de tout cela ? », elle m’a répondu : « Oui, on les a mis dehors puis on les a suivis. Mais que veux-tu, on a suivi le pain ! » On peut se demander ce que ça peut générer de mépris envers soi de s’installer dans le pays de l’ancien ennemi. En gardant sa langue, il me semble que ma mère s’est donné la possibilité de refuser une partie de l’Histoire, de son destin. Elle a été contrainte sur de nombreux plans, mais elle a refusé celle du français. Préservant ainsi un peu de sa dignité par rapport à la guerre d’Algérie.

Taire le silence, raconter l’Histoire autrement

Je crois que la manière dont on considère nos langues, c’est aussi la manière dont on considère nos histoires. Cela nous apaiserait tous, côté algérien et côté français, si l’État français acceptait de parler de la colonisation et de la guerre d’Algérie comme de crimes odieux en nommant très clairement les horreurs commises et en les reconnaissant comme telles : enfumades, déplacements de population, assassinats, spoliations, viols. Pendant la période coloniale, un tiers de la population algérienne a été tuée, 50 % de la population a quitté les campagnes, notamment à cause des expropriations.

On voit bien aujourd’hui comme il est impossible d’arriver à penser les représentations autrement. Si, dès la fin de la guerre, on avait mis ces mots-là sur cette histoire, nos parents auraient été accueillis autrement, à la fois comme des victimes et des résistant.es, avec de la bienveillance donc. Or, jamais dans nos livres de classe, on n’a vu accolés l’un à l’autre « Algériens et résistants ». Si cela avait été le cas, les imaginaires seraient moins imprégnés par le racisme et le mépris. Tout ça n’aurait pas abouti à créer des cultures légitimes et des cultures non légitimes, nobles et pas nobles, dominantes et dominées. Je pense que nous aurions été plus heureux. De même que la plupart des personnes qui ont quitté leur pays pour venir s’installer en France. Oui je pense que ça aurait changé beaucoup de choses pour nous tou.tes, exilé.es et descendant.es d’exilé.es. Et je suis certaine que cela changerait aussi la manière dont on aborde cette « crise des réfugiés » comme on dit hypocritement. Ils ne seraient plus des réfugié.es mais des hommes, des femmes, des enfants ayant vécu une aventure, une épopée qu’on aurait envie de s’entendre raconter. On les regarderait comme les guerrier.es qu’elles et ils sont et on leur ferait la place qui doit être la leur. C’est peut-être utopique ou naïf mais il me semble que c’est un exercice utile et salutaire d’imaginer une Histoire qui se déroule autrement.

Propos recueillis par Benedetta Meriggioli et Yeter Akyaz, et agencés par Jeanne Bally et B. M.

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