Introduction au dossier de février
La justice, peine perdue ?
C’est une fable de Jean de la Fontaine, l’histoire d’une terrible épidémie de peste au royaume des animaux. « Ils ne mouraient pas tous, écrit-il, mais tous étaient frappés. » Convoquant ses sujets, le lion prétend que la maladie est un châtiment divin et que seule une mise à mort pourrait calmer le ciel : « Que le plus coupable de nous se sacrifie. » Beau joueur, le félin avoue qu’il a croqué divers moutons et bergers qui ne lui avaient rien fait. « Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ; vos scrupules font voir trop de délicatesse ; et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce, est-ce un péché ? » Flatteurs en tête, l’assemblée conclut que non. Le fabuliste poursuit : « On n’osa trop approfondir du tigre, ni de l’ours, ni des autres puissances, les moins pardonnables offenses. » Puis l’âne confesse avoir, un jour, croqué quelques brins d’herbe dans un pré qui ne lui appartenait pas. « Sa peccadille fut jugée un cas pendable. Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable ! Rien que la mort n’était capable d’expier son forfait : on le lui fit bien voir. Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Depuis le XVIIe siècle et l’écriture des Animaux malades de la peste, la justice a-t-elle tellement changé ? Au fond, c’est toujours la même histoire faisandée. Christine Lagarde, patronne du Fonds monétaire international, reconnue coupable d’avoir fait perdre près de 400 millions d’euros à l’État en favorisant un arbitrage frauduleux au bénéfice de Bernard Tapie ? Dispensée de peine. A., jeune Marocain, ayant volé un téléphone à Barbès ? Trois mois de prison ferme [lire p. V]. Dignes reflets des inégalités de la société, les tribunaux de 2021 continuent de rendre une justice de classe – et de race. Un phénomène systémique, répondant à des logiques assez bien identifiées par les sciences sociales [p. IV].
Bien sûr, il y a des contre-exemples. Il arrive que des puissants soient condamnés et chaque jour, dans tel ou tel tribunal de France, des miséreux arrachent la clémence des juges. Insistant sur cet aspect des choses, la revue Les Cahiers de la Justice, coéditée par l’École nationale de la magistrature, publiait en 2017 un édito intitulé « Justice de classe, vraiment ? ». Elle y posait les questions suivantes : « Que serait le monde ouvrier sans le droit du travail, les syndicats et les prudhommes ? Peut-on dire que le droit du licenciement (et toute la jurisprudence qui s’en est suivie) est fait contre les salariés ? » Certes non : des jugements viennent chaque jour tempérer la toute-puissance patronale.
Mais combien de décisions judiciaires couvrent les agissements frauduleux d’employeurs ? Et quelles connaissances faut-il mobiliser, quel imbitable jargon faut-il se mettre à parler, quelle énergie faut-il débaucher pour obtenir un morceau de justice ! Du côté d’Arles, les travailleurs agricoles immigrés employés par l’entreprise Laboral Terra dans des conditions parfois proches du servage le savent bien : sans l’aide du Codetras, un collectif de soutien juridique, ils n’auraient jamais pu faire condamner leurs patrons – et encore, le jugement ne fut pas à la hauteur de leurs attentes [p. VII]. Quant aux accusations de harcèlement sexuel formulées par deux employées, elles prennent toujours la poussière sur le bureau d’un juge d’instruction d’Avignon.
« Dira-t-on que la protection de l’enfance en danger cherche à opprimer les enfants des plus pauvres ?, interrogeaient encore Les Cahiers de la Justice. Il faut ne pas avoir mis les pieds dans un tribunal pour ignorer que les droits sont valables pour tous. » Il faut surtout sacrément se voiler la face pour nier que les magistrats jugent parfois au mépris du droit et de ceux de la défense. Il faut n’avoir jamais causé avec une avocate en droit des étrangers pour méconnaître que quand il s’agit de mettre injustement en doute le jeune âge d’un mineur étranger isolé, les juges des enfants se font trop souvent complices des Départements (en dessous de 18 ans, le Conseil départemental est tenu de le prendre en charge). Il faut n’avoir jamais assisté à une comparution immédiate pour ignorer qu’on y condamne à des mois de cabane au terme d’un petit quart d’heure de procès bâclé.
L’institution a des circonstances atténuantes. Elle manque de moyens : chaque année, la France consacre à la justice 70 € par habitant – l’Allemagne 131, la Suisse 220 (l’Arménie 8). Et puis, juger n’est pas chose aisée : risquer chaque jour d’innocenter un coupable ou de condamner un innocent, il y a de quoi cauchemarder.
Mais tout de même. Que dire de la justice au moment des Gilets jaunes ? Que penser de tous ces magistrats au garde-à-vous, des peines d’interdiction de manifester qu’ils ont pu infliger ? Que comprendre de l’indigent traitement judiciaire des violences policières ?
Certes, l’univers du droit daigne aussi, parfois, protéger un tantinet les libertés. Quand le Conseil d’État réaffirme l’interdiction des drones policiers, ou quand le Conseil constitutionnel censure telle ou telle folie législative macronienne, on se dit que oui, le principe de la séparation des pouvoirs, ça a du bon. Et que la justice permet heureusement d’atténuer l’arbitraire politico-administratif. Mais les personnes qui contrôlent l’exécutif, le légi latif et le judiciaire appartiennent au même monde. Elles partagent des intérêts communs. Combien de lois scandaleuses ont-ils laissé passer, les soi-disant « Sages » de la rue de Montpensier ? Combien d’injustes assignations à résidence ont-ils validées, les tribunaux administratifs, pendant l’état d’urgence antiterroriste ?
La galaxie judiciaire française a une autre tare majeure. Elle est trop souvent pénale, mue par une unique obsession : le châtiment. Et donc la prison [pp. II & III]. Comme si rendre justice ne consistait qu’à punir !
Aux États-Unis, les Najavos, qui disposent de leur propre système judiciaire, ont renoué depuis les années 1980 avec un modèle traditionnel radicalement différent : le peacemaking [pp. X & XI]. Victime et agresseur peuvent choisir de dialoguer, accompagnés de leurs proches et d’un médiateur, pour parvenir à une résolution du conflit en se mettant d’accord sur une réparation : des mots, une indemnisation matérielle, des actes.
Inspirées par de telles pratiques de peuples autochtones, des formes de justice dites « restaurative » et « trans formative » se développent actuellement dans le monde anglo-saxon [pp. VIII & IX]. Si la justice restaurative a tendance à être incor porée par le système pénal, la justice transformative se pratique pour l’instant en dehors des institutions, au sein de groupes sociaux opprimés n’ayant rien à attendre du monde judiciaire classique. Certainement pas exempts de tout reproche, ces modèles alternatifs ont le mérite d’ouvrir un autre imaginaire qui permettra peut-être, un jour, de vraiment rendre justice.
Le dernier mot à la défense : la justice, parfois, sait faire de la poésie. La preuve en fut donnée le 7 septembre 1995 par la cour d’appel de Riom (Puy-de-Dôme). Dans un hameau perdu, un habitant se plaignait du poulailler de ses voisins. Le tribunal de Clermont-Ferrand lui avait donné raison, ordonnant la destruction du poulailler. Mais le jugement d’appel prit joliment le parti des gallinacés : « Attendu que la poule est un animal anodin et stupide, au point que nul n’est encore parvenu à le dresser, pas même un cirque chinois ; que son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements et des caquètements qui vont du joyeux (ponte d’un œuf) au serein (dégustation d’un ver de terre) en passant par l’affolé (vue d’un renard) ; que ce paisible voisinage n’a jamais incommodé que ceux qui, pour d’autres motifs, nourrissent du courroux à l’égard des propriétaires de ces gallinacés ; que la cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger, le violon le chef d’orchestre, et la poule un habitant du lieu-dit La Rochette, village de Sallèdes (402 âmes) dans le département du Puy-de-Dôme... »
Par ces motifs donc, le poulailler fut momentanément sauvé. La Cour de cassation, toutefois, finit par annuler ce joli jugement. Sans doute n’aime-t-elle pas la poésie.
Cet article a été publié dans
CQFD n°195 (février 2021)
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Paru dans CQFD n°195 (février 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Jeremy Boulard Le Fur
Mis en ligne le 05.02.2021
Dans CQFD n°195 (février 2021)
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