« Julie* a été arrachée à notre foyer par sept policiers et deux professionnelles de l’Aide sociale à l’enfance », confie Hélène, maman de trois enfants. Elle est aussi éducatrice spécialisée. En juin 2015, elle vient de souffler ses 40 bougies quand elle apprend que sa fille de 14 ans fait l’objet d’une Ordonnance de placement provisoire. Ce jour-là, c’est par la force – et en présence de ses deux autres enfants – qu’on a retiré à Hélène la garde de sa fille. « Dans chaque situation, le premier postulat est la mise en accusation du parent. Quoi que tu fasses ce sera perçu comme ça, à tort ou à raison. De toute façon, c’est extrêmement violent », explique Matthieu, ancien éducateur de jeunes enfants qui a bossé plusieurs années dans ce qu’il appelle les foyers « 4-9 » – des foyers qui accueillent des enfants placés âgés de 4 à 9 ans. Il a aussi traîné ses savates dans les couloirs d’un centre maternel de Bretagne. Matthieu ne remet pas en cause la nécessité de la plupart des placements. Mais son constat est sans appel en ce qui concerne la prise en charge de ces situations délicates : l’ASE ? – « c’est un système qui déconne à plein tube. »
Suppléance supplice
Jusque dans les années 1980, la mission des services de l’Aide sociale à l’enfance était sans équivoque : la protection d’un enfant en danger passait par l’éloignement pur et simple de son milieu familial. En 1984, un tournant s’opère. Au terme de « substitution » parentale, on préférera dorénavant celui de « suppléance ». Un revirement juridique et sémantique censé rendre aux parents le rôle qui leur revient. Deux décennies plus tard, le législateur entend bien réaffirmer ce principe. Les lois du 2 janvier 2002 et du 5 mars 2007 définissent plus précisément les droits des parents. À savoir, le droit d’être informé, d’être consulté et d’être accompagné. C’est donc bien l’enfant et sa famille qui sont au cœur du dispositif. Bizarrement, la réalité ne l’entend pas de cette oreille et semble prendre quelques libertés vis-à-vis de ce que la loi stipule. « En dépit de l’hébergement de Julie dans une famille d’accueil puis en foyer, j’aurais voulu continuer à exercer un maximum de responsabilités et de gestes du quotidien, témoigne Hélène. J’aurais par exemple apprécié d’être sollicitée pour subvenir à ses besoins. J’aurais aimé entretenir le linge de ma fille, avoir l’autorisation de porter des affaires au foyer. J’aurais aussi apprécié d’être avertie de son état de santé ou de ses résultats scolaires. »
Dans le cas d’Hélène, obtenir la moindre information a vite pris la tournure d’un véritable parcours du combattant. Elle a finalement pu avoir accès au bulletin scolaire de son enfant en sollicitant le juge. Mais elle n’a pas gagné toutes les batailles. Julie s’est vu prescrire des anxiolytiques sans que sa mère ne soit tenue au courant. Ce genre de situation, Matthieu les connaît par cœur. Pour l’ancien éducateur, les dernières lois sur la protection de l’enfance sont inopérantes. « On laisse le parent de côté. Il n’y a pas de dispositif concret de prise en charge. À part le déresponsabiliser et le culpabiliser, qu’est-ce qu’on fait ? Pas grand-chose. » Une aide sociale à l’enfance qui, au quotidien, est bien loin du triptyque consacré : information, consultation, accompagnement.
Carcan normatif
Plus de trente ans après la loi de 1984, le fossé se creuse encore entre l’institution et les usagers de l’ASE. Professionnels et parents se demandent aujourd’hui qui fournit la pelle. Christian a peut-être une partie des réponses. La soixantaine grisonnante, l’éducateur de rue a de la bouteille. Depuis 1974, il roule sa bosse au détour des blocs qui forment les quartiers d’une petite ville des Côtes-d’Armor. Christian tient à le dire : « Je n’incrimine pas, j’interroge ! » Ce qui n’empêche pas ses critiques de sentir aussi fort que l’essence d’un cocktail Molotov : « Le problème, c’est qu’on nous apprend a être détenteur de vérité, affirme-t-il. Malgré la loi, l’usager est toujours jugé. On n’a toujours pas compris que tout le monde a droit à l’erreur. Le principal problème est donc qu’on est dans le jugement de valeur. On veut tellement que tout soit parfait qu’on se plante. » Si la machine s’enraye, ce serait donc une question de positionnement moral. Le délitement du système serait dû au poids que pèse la sacro- sainte norme. D’après Christian, « on se trouve dans une société dans laquelle on doit avoir une posture. On n’a pas le droit d’être à la marge ».
Matthieu aussi en est certain. Il se remémore l’histoire d’un père qui élève seul ses trois enfants, dans une vieille maison perdue en rase campagne. Lui galère un peu. Les enfants dorment dans la même chambre. La propreté des lieux laisse franchement à désirer. Une situation préoccupante, mais loin d’être alarmante d’après l’assistante sociale qui suit la famille. Pour éviter que les conditions de vie ne se dégradent, elle a dans l’idée de proposer un relogement. Un appartement plus grand, moins cher, plus facile à entretenir aussi. Le père accepte. Une fois la famille installée dans son nouveau logement, tout ne se passe pas exactement comme prévu. La situation se détériore à vitesse grand V. Au bout de trois mois, les services sociaux n’ont plus d’autre alternative que d’ordonner un placement. Pour Matthieu, l’explication est simple : « Les a priori bienveillants de l’institution ignorent complètement les fonctionnements et les schémas familiaux. On calque des mécanismes sans chercher à comprendre quelle est la dynamique et la cohésion de la famille. Tout explose parce qu’on n’a pas compris que le roman familial et ce qui s’est construit autour fait que chacun a une place dans ce système-là. Bref, on applique un schéma normatif. »
C’est aussi ce qu’Emmanuelle pointe du doigt. Ses trois enfants ont été placés en 2016 à la suite de sept années de suivi social. « D’emblée je me suis sentie jugée et condamnée par les services sociaux, raconte-t-elle. Pourtant, je mène une vie tout à fait conventionnelle ; je n’ose imaginer ce qu’ils doivent dire de ceux qui se démarquent d’une façon ou d’une autre d’un épisode de Petit Ours brun. » Selon elle, l’ASE s’écarte de sa mission en fabriquant et en imposant « une réalité convenue ».
Victimes collatérales
Pour les professionnels comme pour la plupart des parents, le constat est le même : les familles ne sont pas les seules à se prendre des baffes. D’après Matthieu, les travailleurs sociaux sont eux aussi les cibles de cette violence qu’il qualifie d’« intra-institutionnelle ». Une violence qui va à l’encontre, non plus des usagers, mais des professionnels. Pour l’ancien éducateur, « elle existe à tout point de vue. Elle s’exprime par exemple par l’injonction à établir des projets, de marquer dans le temps un accompagnement et de le justifier alors même qu’on ne t’en donne pas les moyens. Ça, c’est violent. » Cette pression qui pèse sur les épaules des pros, les parents la sentent aussi. Emmanuelle en est certaine : « Les travailleurs sociaux doivent avoir ça continuellement en tête : montrer qu’ils sont de bons éducateurs. Pas aux parents, car notre appréciation compte pour du beurre, mais à leurs chefs, au juge, aux autorités. »
Parents, enfants et travailleurs sociaux, sont donc les victimes collatérales d’une ASE qui marche sur la tête. Un système qui, à chaque réforme, en demande davantage aux professionnels, sans pour autant que les moyens ne suivent. Un enchevêtrement de dysfonctionnements internes à l’institution qui finissent par rejaillir avec perte et fracas sur les parents et leurs enfants.
* Tous les prénoms ont été modifiés.